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La condition enseignante

A propos d’Entre les Murs, le film de Laurent Cantet

publié le dimanche 12 octobre 2008

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Par Fabrice Cahen [1]

Au moment où le service public éducatif français subit l’une des plus grande offensives de son histoire, où des questions fondamentales sur la formation de la jeunesse sont soulevées avec la plus grande acuité (veut-on plus d’école ou moins d’école ? faut-il redéfinir les contenus et les méthodes d’enseignement ? faut-il maintenir une formation commune le plus loin possible dans le parcours scolaire ? doit-on accepter l’intrusion des logiques de marché ?, etc...), le film exceptionnel de Laurent Cantet est une bonne occasion d’aborder le sujet sous un angle bien souvent éludé par les « modernisateurs » du système éducatif.

« Entre les murs » est centré sur le personnage de François Marin (interprété par un François Bégaudeau qui joue juste et simple), personnage bien loin de tous les clichés emphatiques sur « le plus beau métier du monde » et ses héros charismatiques, et de toutes les rengaines journalistiques sur le « malaise des profs ». On ne sait pas grand-chose de lui, car plus encore qu’à son habitude, et avec un style qui évoque ici celui des frères Dardenne, Cantet va droit à l’essentiel, évitant soigneusement les fausses questions : on n’apprendra donc rien de « ce qu’il est vraiment » (nous ont été épargnés les ressorts scénaristiques convenus tournant autour de la vie privée ou amoureuse), ni des motifs profonds de son engagement dans le métier. Aucune scène ne se passe hors des murs de ce huis clos scolaire. François est professeur de lettres en collège, dans un quartier populaire parisien. Un professeur sincèrement attaché à son rôle social, celui de transmettre à des élèves (pour lesquels il a une affection manifeste) les clés de l’intégration au monde social - ou à celui des adultes - et nourrissant l’espoir sans illusion de donner un peu le goût de la langue et de l’écrit. Le propos du film ne prétend, et c’est heureux, à aucune sentence normative, et François Marin n’est nullement posé en modèle à suivre. Le sujet, sociologiquement bien plus pertinent, porte sur une relation, ou encore une interaction, celle entre un enseignant et son « groupe classe ». Tel est bien l’enjeu central, et d’une certaine manière le ressort dramatique du film, bien que celui-ci n’entre guère dans les codes narratifs du cinéma classique : celui de savoir si François va réussir à atteindre ce but de faire acquérir à ses élèves les outils linguistiques et le désir intellectuel et culturel, même modestes, qu’il entend leur transmettre.

Les obstacles sont pourtant nombreux, et la « rencontre » pédagogique n’opérera que très imparfaitement. C’est ici que réside l’originalité et la subtilité de l’œuvre. Les consommateurs de lieux communs sur les « jeunes des quartiers sensibles » n’en auront pas pour leur argent : les élèves de cette classe de ZEP n’ont pas le profil de « sauvageons » hostiles, mais sont vingt gamins infiniment attachants, bien que souvent trop démunis culturellement pour s’adapter, même lorsqu’ils le souhaitent, aux normes relationnelles exigées dans le monde scolaire. La question n’est guère non plus de savoir si François est ou non un « bon pédagogue » ou encore s’il « a de l’autorité ». C’est indéniablement un vrai professionnel, conscient des enjeux de sa discipline et de son métier, capable de réflexivité et d’autocritique, et doté de surcroît d’une expérience telle qu’il est rarement pris au dépourvu ou dépassé par la situation. Mais les collégiens peinent considérablement à se concentrer sur le cours : à travers des plans exemplaires, Cantet observe ces élèves qui perdent l’attention, ne semblent plus concernés par ce qui se dit, se laissent distraire par le moindre stimuli extérieur. Ils sont ailleurs, comme égarés dans un lieu qui semble ne pas signifier grand-chose pour eux. Puissent les tenants du discours culpabilisateur sur l’ennui scolaire regarder ces images : est-ce parce que François serait un vieux fonctionnaire ronronnant que ces jeunes filles s’endorment sur leur cahier pendant qu’il leur parle du Journal d’Anne Frank ? Quant au bavardage, il est quasi-permanent, ponctué d’éclats de voix qui, s’ajoutant au brouhaha, conduisent sans cesse François à tenter de rétablir, par des « oh ! oh ! » un peu vains, un minimum de calme. Bien qu’assez tolérant en matière de discipline, François assume pleinement son travail à la Sisyphe d’inculcation des normes de comportement scolaire : là encore, certain discours d’inspiration soixante-huitarde (ou nourri d’un Bourdieu et Passeron mal digéré) dénonçant la visée de « dressage » et le pouvoir disciplinaire de l’école apparaît dans toute son obsolescence. Lorsque François doit endosser, au moins à l’entrée en classe (« enlève ta casquette », « taisez-vous quand vous entrez »), un rôle de gendarme auquel il n’était sans doute guère prédisposé, il s’agit bien moins d’imposer l’ordre nécessaire à l’exercice de l’autorité scolaire, voire de la violence symbolique, que d’instaurer les conditions minimales de la relation pédagogique. Cantet a ici admirablement saisi le cœur de la difficulté dans l’exercice quotidien du métier enseignant aujourd’hui, et pas exclusivement dans les « écoles de la périphérie » (selon l’expression d’A.Van Zanten) : pouvoir, tout simplement, être écouté un tant soit peu. Comment convaincre les élèves, alors que leur attention est si difficile à capter, de l’intérêt que peut présenter pour eux une institution dont ils ressentent tant la perte de légitimité sociale ? La classe de François, pourtant, ne manque pas de curiosité. Mais la spontanéité même des élèves rend le déroulement de toute séquence pédagogique aléatoire, car sans cesse interrompue par des questions hors de propos, notamment à caractère personnel ou affectif.

Plus en profondeur, la classe apparaît dans le film comme un prolongement du quartier, accueillant le pétillement juvénile, la gouaille et l’humour irrésistibles de ces jeunes, mais aussi les handicaps socio-culturels, les normes sociales spécifiques ainsi que les préoccupations consuméristes ou identitaires [2]. François a en face de lui des jeunes gens dont les rapports mutuels sont façonnés par des codes d’honneur (ainsi que de virilisme hétérosexuel chez les garçons), et portés à comprendre le moindre mot ou geste mal choisis comme une insulte exigeant réparation. L’adhésion de leur part à la logique scolaire est souvent vécue (car jugée par les pairs) comme une soumission infâmante. Comment le petit bourgeois cultivé François, représentant qu’il le veuille ou non de l’institution scolaire et du monde des adultes, peut-il malgré toutes ses bonnes intentions et la sympathie qu’il inspire aux élèves, ne pas être en porte-à-faux ?

Et pourtant, on ne le voit à aucun moment se décourager ou tomber dans le désabusement. Il ne se donne en revanche que des objectifs qui peuvent sembler bien modestes - à force sans doute d’adaptation progressive aux caractéristiques de son public, et par anticipation de l’échec pédagogique. Qui pourrait l’en condamner personnellement ? Il n’y a guère de raison de penser que sa relative acceptation d’une conception parfois utilitariste du français ait été une position de principe. Ou que ce recours à la valorisation de l’expression du moi adolescent, flattant plus ou moins le nombrilisme juvénile, soit plus de l’ordre du réel parti pris que de l’ultima ratio. Comme n’importe qui confronté à la même situation, il cherche, tâtonne, se laisse entraîner dans de mauvaises voies, trébuche à l’occasion. Si, tant bien que mal, la construction pédagogique se fait, au fil des jours, l’accident et la régression sont toujours une menace. L’un des moments-clés du film nous fait précisément assister au déroulement d’une sorte de mécanique kafkaïenne et pourtant d’un réalisme absolu. Deux malentendus successifs (plus exactement deux maladresses verbales de François complaisamment converties en injures par deux élèves), et voici toute la confiance patiemment gagnée depuis le début de l’année qui s’effondre en quelques instants ; et la classe de s’abattre comme un seul homme sur son professeur piégé, mis sur la sellette, infantilisé par le renversement des rôles. Pourquoi cette vindicte ? Sincère sentiment d’outrage ? Rituel de défi aux adultes ? Emulation au sein du groupe ? La clé n’est pas livrée. Voici François, professionnellement voué à la construction de sens, précipité dans une situation absurde, trahi par ses protégés. Là encore, cette séquence pointe un phénomène capital. Bien plus destructeur encore pour un enseignant que les bouffées de violence ou d’agressivité à son égard, il y a ce sentiment diffus que les élèves, si peu concernés par leur propre sort, se trompent de cible, se retournant contre leurs alliés, et contre eux-mêmes... jusqu’au suicide scolaire.

Pourtant, malgré tout, de nombreux moments réconfortants se présentent, lueurs furtives qui maintiennent le goût du métier. Ainsi le sourire rempli de fierté et de reconnaissance qu’adressent à François ces immigrés chinois, parents d’un élève qu’il vient de complimenter. Le passage permet par identification au personnage principal de saisir, hors de toute forme d’ironie, les ressorts du penchant méritocratique qui caractérisent l’ethos enseignant, voire même la bouffée d’oxygène que représentent pour eux les rares « miraculés scolaires ». On citera aussi le petit clin d’œil malicieux d’Esmeralda à son prof, témoignant de ce que le conflit précédemment évoqué est clos.

On peut regretter dans ce film, bien que ce ne soit pas son objet, l’absence de toute mise en perspective d’ordre institutionnel général et de toute forme d’explication structurelle. Il en ressort une certaine dépolitisation des enjeux, réduits aux protagonistes locaux - la classe et l’équipe pédagogique. La réception du film ne peut être qu’altérée par le manque d’évocation des politiques scolaires des dernières décennies : une « massification » méritant peu le nom de démocratisation, qui manque d’une véritable volonté et de véritables moyens pour garantir la réussite des bénéficiaires de l’élargissement du public scolaire, renvoyant toute responsabilité aux acteurs de terrain et à la « pédagogie », pour finalement « substituer la certification à l’égalisation des savoirs » [3]. On peut aussi trouver un peu plate la présentation d’un corps enseignant qui est dans la réalité moins solidaire et bien plus fragmenté qu’il n’y paraît, notamment dans sa perception des réformes. La dégradation de la situation matérielle des enseignants, les services alourdis faute de recrutements, tout cela a aussi des incidences sur l’exercice concret du métier et ne sont pas mentionnés. Enfin, le film n’exprime pas la sensation si fréquemment éprouvée de ne pouvoir compter sur la hiérarchie. A titre d’exemple, le portrait proposé du chef d’établissement, humble serviteur de l’école républicaine, contraste avec l’image plus réelle aujourd’hui d’un « manager » charismatique [4], enrôlant ses équipes dans un esprit d’entreprise, tout en cherchant à parfaire les chiffres qu’il transmettra à ses supérieurs et à ne « pas faire de vagues ». On est en droit de se demander si tous les principaux en collège aujourd’hui auraient été aussi prompts à réclamer un conseil de discipline face à un cas de violence comme celui qui se déroule dans le film.

Au total, voici une œuvre qu’il est peut-être moins utile de conseiller aux enseignants eux-mêmes qu’à tous ceux ont de la curiosité pour le sujet, et qui passeront deux heures « dans la peau d’un prof ». On la recommande aussi à ceux qui fuient un cinéma didactique un peu trop répandu en France, préférant débusquer le sens dans le foisonnement parfois contradictoire des détails plutôt que de se voir infliger un message univoque et édifiant. La majorité des productions cinématographiques réalisées jusqu’à présent sur l’école, effectuées sans travail d’enquête et de documentation véritables, ne pouvaient informer le spectateur que sur les représentations et fantasmes des auteurs eux-mêmes. Grâce au regard acéré, clinique et empathique à la fois, du duo Bégaudeau-Cantet, « Entre les murs » (comme les autres films de Cantet ou encore comme le chef-d’œuvre L’Esquive) réussit à atteindre de prodigieux moments de vérité, jusqu’à faire toucher du doigt la vie même.

NOTES

[1Professeur d’histoire-géographie.

[2Voir BEAUD, Stéphane, 80% au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire. La Découverte, 2003.

[3GARCIA, Sandrine et POUPEAU, Franck, « La mesure de la « démocratisation » scolaire Notes sur les usages sociologiques des indicateurs statistiques. Les contradictions de la « démocratisation » scolaire ». Actes de la recherche en sciences sociales, no 149-2003/4.

[4« Les transformations du rôle du chef d’établissement d’enseignement secondaire », in VAN ZANTEN, Agnès, L’école, l’état des savoirs », la découverte, 2000.

Note de la rédaction

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