Par Aurélien Raynaud [1]
Delphine Dulong se propose de retracer dans cet ouvrage l’histoire de la construction du champ politique en France, en choisissant de l’observer, précise-t-elle d’emblée, avec des lunettes de sociologue. « Guère de détails croustillants, de faits d’armes extraordinaires, d’anecdotes truculentes (p. 9) » donc, mais au contraire une attention particulière pour une histoire qui « se dévoile par des faits ordinaires, répétitifs, qui se déroule sur un temps long et relève de phénomènes socio-économiques (p. 9) ». C’est en tant que fait social que le politique et la politique sont ici étudiés. Le concept de champ élaboré par Pierre Bourdieu - en tant qu’il permet de saisir l’univers politique comme un espace structuré et structurant, et ainsi d’échapper à l’illusion de l’indétermination des agents sociaux - constitue l’outil théorique premier sur lequel s’appuie l’auteure pour appréhender l’histoire politique contemporaine.
L’autonomisation relative et la spécialisation de la politique par rapport aux autres sphères d’activité sociale justifient particulièrement, pour Delphine Dulong, le recours au concept de champ. L’univers politique, nous dit-elle, constitue un « espace d’activité différencié, qui possède ses propres règles de fonctionnement ainsi que des croyances et des pratiques spécifiques (p. 12) ». L’imposition progressive du régime républicain s’est d’ailleurs accompagnée d’un processus de « professionnalisation » de la politique, les acteurs du jeu politique pouvant pour la plupart être aujourd’hui désignés comme des professionnels, vivants à la fois pour et de la politique, et dont les actions sont tout autant le produit de positionnements vis-à-vis des électeurs que vis-à vis de leurs pairs. Mais l’auteure rappelle à juste titre que l’autonomie du champ politique n’est que relative. Il suffit pour s’en convaincre de penser qu’avec le suffrage universel, une partie des positions dans le champ est déterminée par des agents, les électeurs, situés à l’extérieur du champ politique. En outre, d’autres agents - intellectuels, journalistes, experts, syndicalistes, lobbyistes, etc. - entretiennent avec le champ politique des relations d’interdépendance, plus ou moins lâches, et influent sur la vie politique. Si l’univers politique constitue bien un champ, c’est d’un champ bien singulier, largement traversé par des logiques exogènes, qu’il s’agit.
Cette tension, entre des professionnels de la politique qui travaillent à l’autonomisation du champ et des profanes qui interviennent dans l’ordre politique, structure l’ouvrage. Une première partie est ainsi consacrée à « La République des professionnels de la politique », une seconde à « La République des profanes ».
Le premier chapitre, « La démocratisation relative de la vie politique », retrace l’histoire de l’imposition progressive du suffrage universel comme nouveau principe de légitimation du pouvoir politique. L’auteure rappelle tout d’abord les difficultés rencontrées par ce mode d’attribution du pouvoir politique, notamment freiné au XIXème par l’analphabétisme d’une partie importante de la population, pour s’incorporer durablement aux pratiques des Français. L’école primaire aura joué en la matière un rôle majeur, non seulement en alphabétisant la population, mais aussi en préparant par des exercices pratiques les futurs électeurs aux pratiques électorales et en conférant au vote une valeur presque sacrée. Du côté des candidats, le suffrage universel et la IIIème République s’accompagnent de plusieurs transformations notables. Tout d’abord, si les élus restent les membres d’une élite cultivée, l’origine sociale baisse tendanciellement. Les nouveaux élus peuvent ainsi moins s’appuyer sur des ressources patrimoniales. On observe parallèlement un processus de professionnalisation des acteurs politiques - ceux-ci faisant désormais de l’activité politique le principal emploi de leur temps -, ainsi qu’un processus de collectivisation des ressources - la compétition électorale s’appuie de plus en plus sur une organisation partisane, moins sur des ressources individuelles (patrimoine, réseau social...). Ce dernier processus est plus lent et ne s’impose qu’avec la Vème République.
Le second chapitre, « Entre le trône et le perchoir : l’équilibre introuvable », qui clôt la première partie, porte sur la structuration institutionnelle du champ politique. Depuis la Révolution française, une tension traverse l’histoire constitutionnelle française : celle des pouvoirs accordés au chef de l’État et aux parlementaires. Aux partisans d’un pouvoir exécutif fort et concentré s’opposent les défenseurs d’un pouvoir collectif et des droits du Parlement. Alors que la IIIème République impose une parlementarisation de la vie politique qui perdure jusqu’à la fin des années 1950, le régime présidentiel de la Vème République rompt avec elle et déplace le centre du pouvoir du Parlement vers le Président de la République et l’exécutif.
La seconde partie s’ouvre sur un chapitre 3, « La porosité des frontières », insistant sur l’autonomie toute relative du champ politique et consacré aux « principales mobilisations qui ont pour enjeu la définition des frontières du champ politique et l’identité des groupes mobilisés autour de ces frontières (p. 188) ». L’auteure aborde tour à tour la façon dont le mouvement ouvrier - qui conteste la représentation politique et dénonce la démocratie représentative comme ne permettant pas d’améliorer les conditions de travail et d’existence des classes laborieuses - et l’Église catholique - qui voit dans la « question sociale » le moyen de demeurer dans un espace politique dont elle se fait exclure - ont contribué à faire de la « question sociale » une question politique. Elle évoque ensuite l’histoire de la construction européenne et ses liens, dont le concept de « communauté » est l’héritier, avec la doctrine sociale de l’Église ; ou encore l’estompement sous la Vème République de la division du travail entre le champ politique, chargé de prendre les décisions législatives et règlementaires, et le champ bureaucratique, chargé de les exécuter. Ce long et dense chapitre s’achève sur l’esquisse d’une analyse très stimulante de l’interpénétration des champs du pouvoir politique et économique, que l’auteure ne met pas d’abord au compte de l’interconnaissance des dirigeants mais comprend comme un rapprochement de leurs catégories d’entendement. L’ouvrage se termine par un dernier chapitre portant sur la « La contestation de l’autorité politique », dans lequel Delphine Dulong traite de l’intervention des intellectuels, de la juridicisation et de la médiatisation de la vie politique et, pour finir, du recours croissant des acteurs politiques aux entreprises de communication.
En définitive, on ne peut que souligner le grand intérêt de l’ouvrage. Tout d’abord, celui-ci aborde le fait politique dans toute son étendue, l’auteure s’intéressant successivement à l’incorporation du vote aux pratiques des électeurs, aux effets du suffrage universel sur les pratiques et le recrutement social des acteurs politiques, aux raisons et conséquences des changements de régime, aux processus de constitution de la question sociale en question politique ou d’européanisation du champ politique national, encore à l’interdépendance des champs économique et médiatique avec le champ du pouvoir politique, etc. ; et cela, sans qu’aucune de ces multiples dimensions ne soit traitée « légèrement ». C’est en effet à un exposé rigoureux, argumenté et largement documenté que nous avons affaire. La bibliographie est à ce titre très instructive et utile, et l’auteure ne manque pas d’y renvoyer. On notera par ailleurs que si elle s’inscrit dans une perspective théorique bien identifiée, la théorie des champs, Delphine Dulong ne se prive pas de solliciter une variété de travaux et de souligner à l’occasion les interprétations contrastées auxquelles la réalité peut donner lieu.
La mise en perspective historique est un autre grand atout de l’ouvrage, qui rappelle toute la fécondité et la nécessité du recours à l’histoire pour comprendre les phénomènes contemporains. La Révolution française est prise pour point départ, puis chaque dimension du phénomène étudié est replacée dans le cours de son développement historique. Enfin, l’ouvrage ne se contente pas de décrire des faits politiques, de relater des évènements ou de dérouler le fil d’une histoire mais s’affirme comme une véritable sociologie - au sens le plus exigeant du terme - du politique, qui s’attache à rapporter les évolutions historiques du champ politique à ses éléments structurants. Loin de rester ainsi circonscrite au « proprement » politique, l’auteure intègre à son analyse les dimensions sociale, économique, scolaire, générationnelle, juridique, etc., avec lesquelles le politique entretient des relations d’interdépendance. Celle-ci ne se limite pas, par exemple, à évoquer des transformations dans la pratique des acteurs politiques mais fait remarquer qu’elles correspondent à une entrée dans le champ de nouveaux agents, dotés de propriétés et de ressources différentes qu’ils s’efforcent de valoriser, à une modification des rapports entretenus avec les mondes économique, juridique, intellectuel, etc. L’effort, mis en œuvre dans cet ouvrage, de contextualisation des phénomènes et de dépassement de l’évènementiel pour aller vers les structures sociales va ainsi dans le sens d’une conception exigeante de l’étude du fait politique à défendre