Par Marc Lenglet [1]
Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat en philosophie, entend travailler le thème de la production collective des normes. Plus spécifiquement, l’auteur cherche à mettre en lumière les modalités selon lesquelles les acteurs parviennent (ou pas) à prendre part au processus de création et d’innovation normative. L’ouvrage, de facture très claire, s’organise en deux parties. La première propose un parcours critique des théories conventionnalistes, et effectue à cette occasion un retour sur des ouvrages désormais classiques en sciences sociales : sociologie des cités de Boltanski et Thévenot, ainsi que ses évolutions ultérieures dans Le nouvel esprit du capitalisme ; économie des conventions, à travers les travaux d’Aglietta et d’Orléan sur la monnaie notamment. La seconde revient de façon détaillée sur l’herméneutique philosophique patiemment élaborée par Paul Ricœur, à travers une lecture de sa philosophie de l’action. Le passage de l’une à l’autre de ces deux parties s’articule autour d’une interrogation sur la capacité des acteurs à transformer - c’est-à-dire à créer et non seulement révéler - les conventions : l’agir en vue du vivre-ensemble se trouve ainsi réinscrit dans une perspective dynamique, qui entend outrepasser certains des écueils rencontrés par la posture conventionnaliste. Deux séries de remarques peuvent être formulées à la lecture de l’ouvrage. La première touche à l’organisation de l’ensemble et au parcours critique proposé ; la seconde a trait à deux dimensions non explorées, qui auraient sans doute pu trouver place dans le projet.
Pour ce qui concerne l’organisation du texte, on a parfois le sentiment de perdre le fil conducteur poursuivi par l’auteur : contrepartie presque nécessaire du choix qui a été fait d’aborder des constructions intellectuelles complexes, aux objectifs semblables mais disjoints. Certains thèmes abordés semblent ainsi un peu éloignés du questionnement initial : c’est notamment le cas dans la présentation de l’économie des conventions, avec un retour exhaustif sur la théorie des jeux, la théorie économique standard, la théorie de la monnaie, le rôle de la banque centrale européenne, le pouvoir de la finance, etc. Autant d’éléments dont on comprend bien l’importance dans les champs évoqués, mais auxquels l’auteur aurait peut-être pu accorder moins d’espace dans son discours, pour resserrer le propos sur le rapport à la norme. Sans doute cela tient-il à la volonté de restituer fidèlement les débats qui ont pu animer le déploiement des théories conventionnalistes de l’action.
Par ailleurs, la présentation très compartimentée des deux approches (socio-économique et philosophique) ne permet pas toujours d’instruire la problématique de l’ouvrage, pourtant clairement posée. Si les corpus théoriques choisis sont tous intéressés aux normes, il n’en reste pas moins que les outils de l’argumentation socio-économique sont parfois très éloignés de ceux mis en œuvre par la philosophie, ce qui contribue à notre sens à déséquilibrer le cours de l’exposition (nous pensons ici au rôle assigné à l’exemple, qui ne se trouve pas investi de la même portée, dans la première et la seconde moitié de l’ouvrage). Ces remarques ne doivent pourtant pas remettre en cause l’idée initiale, qui est excellente, tout particulièrement parce que la philosophie de Paul Ricœur se prête en définitive assez bien au jeu avec des champs qui lui sont a priori exogènes.
Si l’on revient au fond de l’argumentation, il subsiste au moins deux voies complémentaires et non explorées, qui s’inscrivaient bien dans le cadre du projet proposé. Les développements sur l’action sensée comme texte, bien menés et tout à fait convaincants, auraient tiré profit d’une lecture annexe, peut-être davantage organisationnelle, comme l’on trouve par exemple chez Cooren (2004, 2006) [2]. Ceci sans mentionner l’absence à une occurrence près d’Austin, dont la théorie de la performativité aurait pu apporter au débat : on trouve en effet dans celle-ci une dimension normative assez rarement soulignée, alors même qu’elle fait pleinement partie du processus d’instauration propre au texte (nous renvoyons en ceci aux travaux tout à fait éclairants de Laugier, 2004) [3]. Ces approches complémentaires auraient sans doute pu entrer en résonance, en de multiples occasions, avec l’exposé de la « petite éthique » de Ricœur, et les mouvements internes qui s’y trouvent instaurés entre visée téléologique et visée déontologique de l’action.
Au total, la lecture de l’ouvrage s’avère très largement bénéfique. En ceci, le cinquième et dernier chapitre est probablement celui qui offre le plus de perspectives originales quant au déploiement d’une réflexion sur l’action collective. L’auteur y présente des enjeux déterminants quant à l’inscription des normes dans les pratiques, et revient longuement sur l’idée de sagesse pratique, tout en s’autonomisant quelque peu des massifs théoriques parcourus. Le texte permet de disposer d’une vision étendue de ces ensembles spéculatifs rarement rapprochés, en suivant un chemin argumentatif souvent sinueux, mais toujours clair dans son expression. C’est là une des qualités indéniables du travail proposé par Alain Loute, qui fait de cette référence une lecture très utile.