Par Laure Célérier [1]
Comment comprendre la crise des subprimes, véritable tsunami ayant frappé la quasi-totalité des pays du monde, entraînant le chômage de quinze millions de personnes supplémentaires entre 2008 et 2009, et ayant comme point de départ de simples prêts hypothécaires accordés à des ménages en situation inégale de solvabilité ? L’eau potable est difficile à trouver après une inondation ; il en est de même des informations claires et pertinentes, dans un flot toujours plus tourbillonnant d’analyses plus ou moins intéressantes. Dans l’abondance de références concernant la crise des subprimes, peu ont le mérite d’être complètes et pédagogiques. Ce sont ces qualités que cherche et que parvient à atteindre le hors série d’Alternatives Economiques, intitulé La crise, et dont la seconde édition est parue en avril 2010. L’ouvrage rassemble, dans un ordre cohérent et convaincant, différents articles de qualité, certains ayant déjà été publiés dans le mensuel Alternatives Economiques, d’autres ayant été élaborés pour l’occasion. Décomposé en cinq chapitres, il aborde la crise des subprimes et ses origines ainsi que les menaces pesant sur la reprise économique, avant de revenir sur l’histoire des crises dans le capitalisme pour mieux élaborer des propositions de régulation de la mondialisation et de changement de modèle économique actuellement envisageables.
La crise des subprimes se nourrit de multiples causes et présente des conséquences actuellement préoccupantes. La crise provient tout d’abord de la recherche d’une rentabilité élevée par les établissements financiers, et parmi eux les banques, dont le métier s’est transformé avec la libéralisation des marchés dans les années 1980. Alors que le pouvoir d’achat des ménages stagne, du fait d’un partage de la valeur ajoutée de plus en plus en défaveur des salariés moyens, l’endettement devient le moyen de donner aux travailleurs l’illusion d’un enrichissement désiré. Cet endettement est en outre encouragé par les pouvoirs politiques, qui font de l’accès à une « société de propriétaires » un projet prioritaire. Les banques se ruent vers cette réserve de revenus que constituent les ménages des classes moyennes et populaires, en leur proposant des prêts hypothécaires, qui seront ensuite revendus sur les marchés financiers, la banque n’assumant ainsi plus le risque lié à un crédit. Mais à mesure que les réserves de clients solvables s’épuisent, les prêts sont accordés, de plus en plus souvent, aux « ninja » (pour no income, no job, no asset), pour reprendre la formulation de Georges Soros, ménages au risque élevé d’insolvabilité. A ces ménages sont alors proposés des prêts dits subprimes, aux taux d’intérêt variables et aux charges de remboursement très faibles les premières années. Tant que le marché immobilier est orienté à la hausse, les choses se passent bien : si un ménage ne peut rembourser, son bien est saisi puis revendu par la banque à un prix plus élevé que le montant du prêt souscrit.
Mais alors que la Fed relève ses taux en 2007, alors que le nombre de ménages en situation de défaut augmente de manière logique - puisque les crédits étaient accordés à des ménages toujours moins solvables - la belle mécanique se grippe et le marché de l’immobilier se retourne. Dès 2007, les établissements financiers américains et européens, qui s’étaient goinfrés de produits financiers notamment constitués des titres de créance subprimes, sont fragilisés. La banque Northern Rock, en Grande-Bretagne, est au bord de la faillite. Des files d’épargnants se forment aux guichets, réclamant leurs dépôts, non sans rappeler les images de la crise de 1929. La crise de confiance s’installe. Les premiers plans de relance ainsi que les interventions massives des banques centrales pèsent peu face à la panique boursière alimentée par les ventes à découvert des spéculateurs. Puis, les choses se précipitent en septembre 2008, septembre noir de la finance mondiale, alors que le Trésor américain laisse la Banque Lehman Brothers sombrer. La situation s’apaisera très progressivement, une fois le plan de relance Paulson, de 700 milliards de dollars, accepté par le Congrès américain, le 03 octobre 2008. A partie d’avril 2009, les banques renouent avec les profits. Quel bilan dresser de cette crise financière ?
Si le pire a été évité, il n’en reste pas moins que les sauvetages des banques et les plans de relance ont été opérés dans des conditions contestables : l’absence de contrepartie réelle exigée des banques en échange des sauvetages de l’Etat laisse à penser que rien ne changera vraiment dans le comportement des établissements financiers, à l’avenir. Les nationalisations de banque ont été évitées, alors qu’elles auraient permis de minimiser les coûts des sauvetages pour les contribuables et d’assurer des changements dans la gestion des établissements. Au lieu de cela, dans de nombreux cas, les Etats se sont massivement portés garants des actifs toxiques des banques, laissant le contribuable mettre la main à la poche en cas de baisse de la valeur de ces actifs. Finalement, il semblerait que le problème d’aléa moral ne sorte renforcé de cette crise : la faillite de Lehman Brothers a montré qu’il était dangereux de laisser sombrer d’importants établissements financiers, et les Etats ont secouru les banques sans les pénaliser massivement pour leurs prises de risques inconsidérées. A présent, c’est la population à qui l’on semble infliger une punition. Car la crise financière s’est transformée en une crise économique majeure. Cette dernière est apparue du fait de l’assèchement des crédits, entraînant notamment des faillites d’entreprise, d’une contraction du commerce international, d’un effet de richesse inversé frappant les ménages détenteurs de biens immobiliers, d’une crise dans l’immobilier, et enfin, de la désorganisation des flux internationaux de capitaux, frappant particulièrement les pays du Sud et les pays émergents.
Dans ce contexte, la France s’en sort plutôt bien, connaissant une croissance du taux de chômage et une contraction du PIB plus faibles qu’ailleurs. Néanmoins, la crise se traduit par une véritable saignée dans le secteur industriel, qui aurait perdu 10% de ses emplois du fait de la crise. Surtout, la crise économique a entraîné dans son sillage une crise de la dette. Si le système de protection sociale français est relativement efficace, soutenant la consommation et donc la croissance et l’emploi, il cause, mécaniquement, un déséquilibre budgétaire important : les recettes issues des prélèvements obligatoires baissent et les dépenses sociales augmentent. Ce jeu des stabilisateurs automatiques entraîne une hausse des déficits publics et de l’endettement. Entre 2008 et 2009, notre dette publique est passée de 67 à 77% du PIB. Or, les spéculations vont bon train, pariant sur l’insolvabilité croissante des Etats. Il est évident que la crise de la dette grecque, résultant d’une spéculation sur l’insolvabilité du pays, aux dangereux aspects auto-réalisateurs, pourrait frapper la France, alors que l’Union Européenne manque foncièrement, non seulement de moyens de prévention, mais aussi de possibilités d’apporter de l’aide aux pays en difficulté. Et comment rembourser cette dette ?
La solution actuellement expérimentée, qui consiste à tailler à la hache dans les dépenses publique, manque singulièrement de clairvoyance et de subtilité, puisque ce sont bien certaines de ces dépenses qui permettent de comprendre pourquoi la France n’a pas connu le marasme économique de certains pays. Ces réformes posent également un problème évident de légitimité et d’acceptation démocratique, après l’aide sans condition (ou presque) accordée aux banques. Elles hypothèquent également les perspectives de croissance, exerçant un effet dépressif sur la consommation. Une véritable question de réforme de la dette publique et de ses détenteurs se pose.
Cette crise est le résultat évident et inévitable d’un manque de régulation de notre mondialisation, ainsi que d’un modèle économique et social non viable. En tant que crise bancaire, la crise des subprimes pose comme une évidence la nécessité de réguler davantage l’activité des banques, dont beaucoup sont devenues « too big to fail », trop grosses pour faire faillite, trop grosses pour ne pas être secourues par les Etats, ce qui encourage les comportements imprudents. A ce titre, il faut chercher à comprendre les raisons du détricotage progressif, aux Etats-Unis, de la loi du Glass Steagall Act, votée sous Roosevelt, en 1933 pour limiter l’importance des banques, et réfléchir aux moyens d’une nouvelle application. Il conviendrait également de limiter les inconvénients de la titrisation et de la spéculation portant sur les produits dérivés. Mais la crise est aussi celle du financement mondial.
D’une part parce que les finances mondiales sont déséquilibrées : les Etats-Unis, absorbant les deux tiers de l’épargne mondiale, bénéficient des ressources nécessaires à la constitution de bulles spéculatives dévastatrices. D’autre part, parce que les instances destinées à permettre un bon fonctionnement des marchés financiers sont caractérisés par des lacunes et des insuffisances sévères : les normes prudentielles dites de Bâle II, ont été contournées, notamment grâce à la titrisation ; les agences de notation, payées par les organismes qu’elles notent, produisent une information aux effets procycliques - rappelons qu’elles ont dégradé les notes des produits structurés contenant des titres subprimes une fois que la crise avait éclaté - et n’assument pas les conséquences de notations fantaisistes, puisqu’elles peuvent s’abriter derrière leur liberté de parole et puisqu’elles sont seulement trois à se partager le marché, dans une situation d’oligopole confortable.
D’autre part, enfin, parce que cette crise montre que l’on ne peut compter sur les marchés financiers pour assurer des financements pérennes et stables, en témoigne l’effondrement de la valeur des placements des fonds de pension, sur lesquels tant comptaient pour financer leurs retraites. Reconnaissons cependant que certains changements ont eu lieu. Depuis le sommet de Pittsburgh, le G20 remplace le G8, donnant aux pays émergents une voix au chapitre qu’ils n’avaient pas avant. De même, le droit de vote de ces pays a été augmenté au FMI, au sein duquel la prise de décision manque singulièrement de démocratie. Enfin, a été créé un Financial Stability Board, chargée de proposer de nouvelles normes en matière financière. Reste à savoir ce que feront les Etats de recommandations sur lesquelles ils tendent un peu trop souvent à s’asseoir. Reste également à savoir ce qui sera fait en matière monétaire : le dollar est affaibli, et le contexte est celui de l’émergence d’un polycentrisme monétaire. Comment, pour éviter les déséquilibres financiers, remplacer le dollar comme monnaie de réserve ? Doit-on souhaiter le développement des droits de tirages spéciaux du FMI, et sous quelles conditions ? La crise est également celle d’un modèle économique et social toujours plus inégalitaire. Si l’endettement a permis aux salariés américains de maintenir l’illusion de l’enrichissement alors que leur pouvoir d’achat stagnait, cela s’est fait au coût d’une crise économique qui les frappe à présent durement. Cette crise est également le résultat d’une prise de risque excessive encouragée par les rémunérations aussi exorbitantes que difficilement justifiables des agents intervenant sur les marchés financiers : aux Etats-Unis, la finance capte 40% des profits mais représente 5% des emplois. Les rémunérations les plus élevées ont explosé ces dernières années : les trois quarts de la croissance des revenus américaine depuis les années 2000 a profité aux 1% de ménages les plus aisés, et ces 1% les plus fortunés ont vu leur revenu croître de 176% entre 1979 et 2004, contre 6% pour les 20% les plus pauvres. C’est véritablement un nouveau partage de la valeur ajoutée qu’il faut mettre en place, non seulement entre actionnaires et salariés, mais aussi entre les salariés eux-mêmes, aux rémunérations inégalitaires. Cela ne peut se faire sans repenser la gouvernance des entreprises, et notamment, sans insister sur le rôle des salariés et de leurs représentants, encore peu présents aux conseils d’administration des entreprises.
Plus globalement, cette crise nous interroge sur les répétitions de l’histoire financière que nous ne voulons pas voir. Toutes les grandes crises financières possèdent des points communs flagrants, comme l’avait brillamment montré John Kenneth Galbraith dans sa Brève Histoire de l’Euphorie Financière, paru en France en 1992. A chaque veille de crise financière, l’abondance de liquidités entraîne des taux d’intérêt faibles favorisant les effets de levier et l’euphorie spéculative. Chaque crise nous montre bien que le risque de défaut n’est jamais une variable indépendante. Et pourtant, de nombreux économistes continuent de travailler sur des modèles inopérants, postulant l’efficience des marchés financiers. A ce titre, cette crise peut aussi apparaître comme une crise de la théorie économique standard, qui ne peut que sortir affaiblie de ces évènements, contredisant ses résultats les plus élémentaires. La crise interroge également notre modèle productiviste : comment comprendre et accepter les incitations à la consommation dans un contexte d’épuisement généralisé des ressources rares ? Comment accepter la course à la productivité, génératrice de tant d’externalités négatives ? C’est à ce propos qu’il convient d’étudier les pistes de changement qui s’offrent actuellement à nous.
L’ouvrage est une référence rare qui permet résolument de comprendre une crise dont on a trop peu présenté de manière synthétique et complète les mécanismes profonds. Il mêle les approches de différents auteurs, présentant une pluralité enrichissante de points de vue pertinents. Parmi ces derniers, certains auraient gagné à être approfondis, comme ceux du chapitre « Changer le monde », qui présente des pistes de réflexions intellectuellement stimulantes, incitant donc le lecteur à poursuivre ses lectures. Le livre est en outre agrémenté de nombreuses illustrations et graphiques, toujours à propos pour illustrer des articles convaincants. Globalement, l’ensemble constitue une référence largement incontournable pour tout enseignant désireux de se forger des connaissances solides avant d’aborder un cours sur la question, pour tout étudiant avide de connaissances en la matière, et pour tout amateur de l’actualité économique désireux de comprendre, enfin, les tenants et aboutissants de cette crise si incompréhensible de prime abord.