Par Igor Martinache
La « crise » est au cœur des discours et représentations collectifs actuels, invoquées par divers types d’agents sociaux sur des sujets dont la variété ne cesse de surprendre. Il faut dire que sa nature comme ses implications sont incontestablement complexes, rappelant au passage que toute entreprise de définition du « réel » [1] est éminemment politique, sinon la première de toutes [2]. En l’occurrence, à l’instar des « émeutes » de novembre 2005, force est de constater qu’à côté de la crise réelle, économique, sociale et écologique [3] s’est développée une véritable « crise de papier » [4], qui ne se réduit pas seulement à une niche éditoriale dont ont su profiter ceux-là même qui avaient échoué à diagnostiquer le phénomène, mais constitue un espace de prises de positions qui n’est pas sans effets sur la réalité dont celles-ci prétendent rendre compte. Poursuivant les travaux amorcés dès sa thèse [5] sur une sociologie cognitive des économistes et du champ que ces derniers constituent [6], Frédéric Lebaron propose ainsi une lecture des « croyances » de ces derniers, qui, à l’instar des politiques économiques libérales qu’elles soutiennent - au sens fort-, ne semblent in fine pas avoir été ébranlées par les événements qui leur ont pourtant infligé un démenti cinglant, mais semblent y avoir trouvé au contraire des ressources pour se renforcer. C’est ce tout de passe-passe qu’il analyse tout au long de cet ouvrage, s’appuyant sur des analyses de discours approfondis et plusieurs analyses en composantes principales [7], et proposant, selon une pratique qui commence heureusement à se diffuser, ses matériaux en libre-accès via Internet, ce qui permet aux lecteurs intéressés de reproduire ses analyses et surtout de les prolonger par d’autres traitements [8].
L’auteur commence par revenir sur la « conversion collective » des discours qui s’est opérée entre 2007 et début 2009, passage d’un optimisme euphorique lui-même corrélé aux taux de croissance du PIB nationaux [9], où de nombreux observateurs saluent l’avènement d’une « mondialisation heureuse », à un pessimisme non moins foncier où la « crise des subprimes » est interprétée comme le point de départ d’une « crise globale » dont d’innombrables signes avant-coureurs deviennent tout à coup évidents. Ce mimétisme qui n’est pas sans faire écho à celui qui anime les « investisseurs » [10] sur les marchés financiers ne peut se comprendre qu’en identifiant la consécration dans le débat public d’un rôle particulier, celui des « conjoncturistes », qui institutionalise la croyance économique. Frédéric Lebaron revient ensuite sur l’analyse dominante de la crise, où le constat apparemment partagé d’un retour vers davantage de régulations ne doit pas occulter la subsistance d’une croyance dans les vertus supposées autorégulatrices du « marché », qui de fait limite fortement la portée de celui-là dans la pratique et laisse la part belle à la compétition généralisée et aux diverses formes de spéculation en dépit des discours de fermeté affichés.
Une analyse simplement rigoureuse des données disponibles permet pourtant de donner une interprétation alternative de la « crise » en cours, comme la propose l’auteur dans le troisième chapitre. Il rappelle ainsi que les simples agrégats convenus du PIB et du taux de chômage officiel montre que les pays dits « anglo-saxons », les plus libéralisés, sont aussi ceux qui ont été les plus profondément frappés par la récession et en deuxième lieu les pays de la zone euro - en dépit d’un discours largement entendu sur les « vertus » de la monnaie unique- qui semblent payer leur raccordement aux marchés financiers globalisés. Les pays « en développement » ou de l’ex-URSS connaissent eux des trajectoires diversifiées, qui rappellent l’importance de prendre en compte les facteurs institutionnels et ce que certains ont qualifié de « variétés du capitalisme » (la VOC comme on étiquette parfois ce courant [11]). Se livrant ensuite à deux analyses en composantes principales - à l’échelle mondiale puis européenne- à partir notamment des variables qui composent l’Indicateur de développement humain (IDH) du PNUD, les indicateurs de « compétitivité » de l’OCDE, ainsi qu’un indicateur de « liberté économique » forgé par la Heritage Foundation (un think tank néolibéral) - dont la corrélation inverse avec le taux de croissance du PIB et celui du chômage est particulièrement robuste !-, l’auteur remet notamment en cause l’hypothèse communément partagée selon laquelle les économies nationales les économies nationales les plus « flexibilisées » seraient les mieux protégées des variations conjoncturelles. La crise semble à bien des égards avoir agi comme « une manifestation accélérée de recomposition du capitalisme mondial » (p.111), non seulement entre les pays mais entre les secteurs d’activité qui se matérialise notamment dans la modification de la hiérarchie des firmes multinationales, mais aussi par une montée en puissance de l’acteur public (via notamment les « fonds souverains » d’investissement).
Il revient ensuite à une analyse plus essayiste dans le chapitre 4 pour examiner la thèse également fréquente de la fin de la domination de l’économie états-unienne au profit desdits BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) - moins la Russie en fait. Si la première est bien ébranlée, force est de constater qu’elle reste bel et bien dominant, en particulier sur le plan symbolique [12], tandis que la montée des trois économies « périphériques », dont il s’agit de ne pas minimiser les spécificités respectives, est plus ambivalentes qu’il n’y paraît. Surtout, il ne faut pas perdre de vue l’interdépendance qui existe entre les différents « acteurs » économiques, qui forment bel et bien une configuration, au sens où l’entend Norbert Elias, et ce non seulement au niveau des économies nationales qu’en leur sein. Une approche qui invite à remettre en avant la perspective du circuit keynésien [13].
Frédéric Lebaron propose ainsi dans ce cinquième chapitre une synthèse des différentes positions - discursives et dans le « champ du pouvoir national », deux dimensions soit dit en passant indissociables- des principaux acteurs économiques : conjoncturistes, monde patronal, banquiers centraux, dirigeants politiques et syndicaux, seule à même selon lui de rendre compte de la continuité in fine des représentations et pratiques Ces différentes catégories, comme l’explique l’auteur, se confrontent donc au sein du « champ du pouvoir » qui est simultanément un « espace de lutte et une instance de coordination et d’interdépendance » (p.180), à l’instar de la théorie des champs bourdieusienne [14] dont l’équilibre instable modèle de manière décisive l’ordre économique en fonction des logiques d’action et donc des croyances des uns et des autres. Or, en remettant en cause les pouvoirs économiques et financiers établis, objet d’une très forte défiance populaire si l’on se fie - avec toute la prudence nécessaire en la matière [15] - aux sondages d’opinion, estime Frédéric Lebaron, la crise a rendu instable le « compromis » en vigueur jusqu’à présent, revalorisant en particulier la place des acteurs publics. Reste à savoir quel nouvel équilibre va alors se mettre en place, tandis que les dirigeans ouest-européens actuels semblent au contraire profiter de la crise pour en justifier des politiques de rigueur particulièrement drastiques et poursuivre paradoxalement le « démantélement de l’Etat » [16]. Au pessimisme de la raison, Frédéric Lebaron préfère développer l’optimisme de la volonté et, dans la continuité de la rubrique sur les « alterindicateurs » qu’il anime dans la revue Savoir/Agir, il présente dans le dernier chapitre les différentes propositions avancées dans le domaine pour rompre avec le culte de la performance et de la croissance économique. Il accorde en particulier une large place à la présentation du rapport dirigé par Amartya Sen, Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi et commandé par un certain Nicolas Sarkozy... [17]. Une conclusion logique après s’être appliqué à mettre en évidence le rôle fondamental des croyances dans le modelage de l’ordre économique, et qui s’inscrit comme le reconnaît l’auteur dans le sillage de la sociologie de la quantification, emmenée par les travaux d’Alain Desrosières [18]. Il conclut enfin par l’appel à un « post-capitalisme » reposant notamment sur un programme planifié d’investissements de grande ampleur, qui devrait représenter l’ « une des hypothèses rendues plus crédibles par les failles du système actuel » (p.224) [19]. Si ces propositions appellent indéniablement un rééquilibrage majeur des rapports de force, celui-ci passe sans conteste par une prise de conscience du fait que l’économie n’est bel et bien pas une science, mais une croyance éminemment politique. Une entreprise à laquelle cet ouvrage aura sans conteste contribué, après bien d’autres. Se pose alors la question de la « décolonisation de l’imaginaire » [20] d’un libéralisme qui conspue l’intervention étatique et plus encore la planification, sans parler du culte de la consommation. Ce qui risque d’être une tâche au moins sinon plus ardue...