Par Igor Martinache
Les habitants de Dunkerque et sa région connaissent bien la digue du Break, cette longue étendue de terre qui s’interpose entre le vaste complexe industriel à l’ouest de Dunkerque et l’horizon poétique de la Mer du Nord. Mais moins nombreux sont ceux qui se doutent que cette petite langue gagnée sur les flots pose aussi une série de problèmes politiques d’une actualité brûlante.
Tout commence il y a une cinquantaine d’années - en 1962 pour être exact. La sidérurgie sur l’eau est alors perçue comme une solution d’avenir pour le secteur, et le site de Dunkerque est choisi pour héberger les installations d’Usinor (Fos-sur-Mer suivra en 1975). La digue du Break est alors érigée pour abriter les minéraliers qui viennent alimenter les fourneaux, ainsi que les autres industries pétrochimiques qui viennent s’agglomérer. Mais ce ne sont pas les seules à être attirées par le lieu : la digue elle-même est ainsi investie par la population locale, qui vient profiter de sa belle plage, bien moins guindées que celle de Malo où règne la bourgeoisie dunkerquoise, pour se baigner, bronzer (en n’hésitant pas à poser sa serviette sur le bitume), mais aussi pêcher, observer les oiseaux ou... les chasser.
Bref, la digue est devenue en l’espace de quelques années un véritable lieu de vie, pratiquement un « fait social total », [1] pour les classes populaires dunkerquoises. Plus qu’un simple morceau de littoral, la digue représente en effet un lieu de sortie rituel pour nombre de familles, mais aussi un « lieu de recomposition masculine » tel que les a mis en évidence Olivier Schwartz [2], et enfin le refuge des premières expériences sexuelles pour de nombreux jeunes dunkerquois, ainsi que le confie malicieusement une habituée du lieu interrogée dans le film.
Bref, c’est un lieu lourdement chargé de souvenirs pour les riverains, mais également un observatoire incomparable à double face : en tournant sa tête d’un côté, on peut ainsi contempler la nature dans un hymne à la liberté que composent l’air du large et les oiseaux migrateurs qui ont fait de l’endroit une étape dans leurs longues pérégrinations ; tandis qu’un simple demi-tour vous met nez-à-nez avec le « monstre » industriel aussi effrayant que fascinant (surtout de nuit), symbole s’il en fallait de la modernité. Car comme le dit justement l’un des ouvriers interrogé, tant que l’on veut continuer à posséder des téléphones portables, des voitures et autres objets de plastique et d’acier que nous avons fini par croire indispensables, de telles industries resteront nécessaires. Sans parler de l’argument de l’emploi, particulièrement sensible dans la région, et qui, pour le député-maire de Dunkerque, Michel Delebarre, semble s’incarner en priorité dans le secteur secondaire.
Ce ne sont en effet pas moins de 14 usines classées « Seveso », selon la directive communautaire adoptée en 1982 suite à la catastrophe survenue dans la commune italienne [3] qui sont regroupées face à la digue. Une véritable bombe à retardement, non seulement pour la menace d’accident industriel qu’elles font peser sur les riverains, mais aussi pour la pollution atmosphérique qu’elles dégagent, contribuant au déficit d’espérance de vie enregistré auprès de la population locale par rapport à la moyenne nationale.
Etant donnés ces dangers, la digue devrait logiquement être interdite au public. Mais voilà, aucun élu local ou responsable du port n’ose mettre en oeuvre une telle décision, et c’est donc pour l’instant la coutume qui l’emporte sur le droit. On touche ainsi au coeur même de la démocratie représentative : jusqu’à quel point peut-on aller contre la volonté populaire ? Qu’adviendrait-il en cas d’accident ? Autant de questions qui doivent donner des sueurs froides aux édiles locaux, en pleine campagne ces jours-ci, et que soulève sans les résoudre ce documentaire édifiant. Car une autre question vient rapidement à la bouche des usagers de la digue quand on leur parle d’interdiction : les riverains (d’extraction populaire évidemment) installés de l’autre côté des usines ne seraient-ils finalement pas plus en danger qu’eux ? « Le vent souffle de la mer vers les terres » fait opportunément remarquer une jeune femme rencontrée sur la plage. D’ailleurs, Frédéric Touchard réalise actuellement un film sur les quartiers à l’ombre de ces usines littorales.
C’est avec un sens certain de l’actualité électorale que l’excellente association « Voir et agir », spécialisée dans la diffusion de documentaires civiques - « des films pour se rencontrer et changer la société »-, a ainsi organisé récemment la projection de ce documentaire en version longue [4] le 28 février dernier dans un cinéma parisien, suivie d’un débat avec le réalisateur. Pour ceux qui auraient manqué la séance, le documentaire est disponible en dvd, agrémenté d’un historique de la construction de la digue. Où l’on explore les contradictions internes à la démocratie, les limites de la civilisation industrielle, et les aspects contemporains de la lutte des classes. Qui a dit que la plage rendait idiot ?