Par Pierre Maura [1]
Contrairement à ce que son titre peut laisser croire, cet ouvrage ne porte pas sur la socialisation aux institutions communautaires des 500 millions d’habitants de l’Union Européenne. Les guillemets ont toute leur importance. Les « Européens » désignent ici les individus qui évoluent dans le milieu constitué principalement à Bruxelles par les institutions européennes et tous les organismes qui s’y rapportent de près ou de loin, en bref l’élite européenne. Parlementaires, fonctionnaires, lobbyistes, correspondants de presse sont les objets d’études des quelques 13 chapitres de cet ouvrage collectif coordonné par deux politistes, Hélène Michel et Cécile Robert, qui se sont données pour mission d’étudier la socialisation des ces individus « par et à l’espace européen »
Les partis pris conceptuels et théoriques des différents auteurs sont résolument plus tournés vers ceux de la sociologie historique et politique, et un certain héritage constructiviste, que vers les cadres théoriques plus usités dans les études européennes et les relations internationales que sont l’institutionnalisme du choix rationnel ou le néo-fonctionnalisme. Les tenants du choix rationnel s’enfermeraient dans une vision trop réductrice de la socialisation des élites européennes : cette socialisation n’existe pour ainsi dire pas et les individus agissent à Bruxelles de manière stratégique, poursuivant les intérêts de leurs nations d’origine, quelle que soit leur intégration au milieu. Pour les néo-fonctionnalistes, le contact prolongé avec les institutions communautaires provoquerait une conversion quasi inéluctable à l’idée de l’intégration européenne. C’est d’ailleurs une hypothèse de ce type qui sert de fondement aux études sur la socialisation européenne, avec les travaux d’Ernst Haas remontant à 1958 et portant à l’époque sur l’ancêtre de l’Union Européenne qu’était la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier.
Les coordinatrices de l’ouvrage annoncent donc clairement dès l’introduction que celui-ci rassemble des textes cherchant justement à dépasser ces paradigmes qui, chacun de leur côté, conduisent trop souvent à se concentrer uniquement sur les effets de la socialisation, sur le produit final. Elles rappellent, et les auteurs avec, que si les effets sont importants, il importe également de décrire et d’analyser les cadres, les modalités et les temps de cette socialisation. Cela permet d’ailleurs à Bernard Lahire de signer une conclusion particulièrement utile pour stabiliser la définition du concept de socialisation et préciser les conditions nécessaires pour l’utiliser et le rendre parfaitement opérationnel.
Du point de vue méthodologique, cet ouvrage est un véritable plaidoyer pour l’utilisation des méthodes qualitatives. Sans renoncer aux questionnaires - mais en rappelant qu’une enquête reposant exclusivement sur ce type de méthode ne permet pas à lui seul d’obtenir un matériau suffisamment profond - la part belle est faite aux entretiens, quel que soit le statut des enquêtés. L’histoire sociale de ces derniers est d’ailleurs bien prise en compte, puisque chaque chapitre évoque les trajectoires des individus, rappelant ainsi qu’il y a toujours une socialisation professionnelle et politique précédant la socialisation européenne.
Par exemple Willy Beauvallet et Sébastien Michon comparent la socialisation de deux eurodéputés français (Pierre Moscovici et Joseph Daul) pour montrer que les dispositions sociales ne suffisent pas à expliquer qu’un personnel politique soit socialisé au milieu européen : alors que J. Daul cherche à se réaliser dans un mandat européen, la trajectoire politique de P. Moscovici, si elle passe par Bruxelles, vise Paris et les instances nationales de son parti. Pourtant celui-ci présentait toutes les dispositions pour s’investir dans le jeu parlementaire européen, mais les a laissées à l’état de veille [2] .
Pour les fonctionnaires de la Commission européenne, l’anthropologue Chris Shore montre comment ceux-ci vivent une acculturation qui peut s’apparenter à une assimilation à la culture administrative communautaire. Il y a un sentiment de faire partie d’un groupe social en soi qui se créée, notamment par la fréquentation de lieux de sociabilité communs, dépassant le strict cadre des institutions, qu’ils s’agissent des quartiers résidentiels autour de Bruxelles ou des lieux de loisirs du centre. Du côté des fonctionnaires nationaux au service d’une coordination européenne des politiques publiques, l’acculturation s’apparente plutôt à une adaptation, un syncrétisme entre cadre national et échelle européenne qui conduit au « bricolage » de l’existant plus qu’à la création de nouvelles pratiques. C’est ce que montrent Karine Geuijen et Paul Hart qui ont étudié les fonctionnaires néerlandais mais également Jan Beyers qui évoque « l’hybridation » de la fonction publique belge.
Il ressort de cet ouvrage que la socialisation européenne est plus qu’une simple socialisation secondaire qui viendrait après la « socialisation nationale ». Elle est « le produit d’une multitude de processus à différentes échelles », processus simultanés aux différents niveaux dans lesquels les individus sont « encastrés ». Pour reprendre la conclusion d’Hélène Michel dans son chapitre portant sur les syndicalistes européens, on comprend « qu’opposer un cadre national de socialisation à un cadre européen n’a guère de sens ». Ce qui compte est la nature de ce cadre. On retrouve alors parmi des « Européens » occupant le même statut une pluralité de conceptions de l’Europe. Mais plus intéressant encore, les auteurs constatent que chez un même individu, plusieurs conceptions cohabitent sans qu’il y ait pour autant de conflit intérieur.