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La graine et le mulet

Un long-métrage d’Abdellatif Kechiche ( France, 2007, 2h31)

publié le mardi 25 décembre 2007

Domaine : Sociologie

Sujets : Migrations, minorités , Famille , Langage

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Par Igor Martinache

Pour ébranler certaines idées reçues, un bon film vaut parfois mieux que de longues études sociologiques. Une simple question de diffusion tout d’abord, mais pas seulement. Chacun de nous peut en effet se demander si épisodiquement, à y bien réfléchir, ses propres stéréotypes n’ont pas été davantage ébranlés par une histoire singulière piochée dans un roman, un film, ou mieux, dans la « vraie vie », que par l’argumentaire rigoureux d’un éminent chercheur [1]. Gageons donc que La graine et le mulet constituera un efficace remède contre ses préjugés pour bon nombre de ses spectateurs.

De ses préjugés concernant le « métier » d’acteur d’abord. Car pour la plupart, les comédiens choisis par Abdellatif Kechiche, déjà remarqué pour L’esquive et La faute à Voltaire, sont "amateurs" comme on dit, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas passés par les étapes obligées pour quiconque veut un jour percer dans le septième art. Ce qui ne les empêche pas de jouer avec une justesse difficilement discutable. On se souviendra pourtant de la polémique qu’avait déclenchée en 1999 au festival de Cannes la remise des prix d’interprétation féminins et masculins à des acteurs « non-professionnels », en l’occurrence Emilie Dequenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schoote, pourtant éblouissants respectivement dans Rosetta des frères Dardennes et L’humanité de Bruno Dumont. Polémique qui en disait long sur le fonctionnement du "champ" cinématographique...

Ce sont les préjugés sur l’immigration ensuite qui sont malmenés [2], ainsi qu’y invite le titre même du film. La graine, en effet, est une autre manière de désigner la semoule, cet ingrédient de base du couscous, à la fois essentiel et secondaire quant à la saveur du mets. Le mulet, lui, renvoie non pas au fruit du croisement entre un cheval et une ânesse, mais à cette espèce de poisson qui foisonne notamment dans les ports malgré la pollution de l’eau, grâce à une exceptionnelle faculté d’adaptation. Déjà tout un symbole. Somme toute, la graine et le mulet, c’est la rencontre entre les cultures de part et d’autres de la Méditerranée, celles de la Tunisie et du port de Sète dans le cas présent.

Et, rien que par leur façon de parler, où se mêlent à des dosages variés, un accent du midi et un lexique puisant tantôt dans le lexique français, tantôt dans l’Arabe [3], les personnages du film nous obligent à revoir sérieusement nos catégories de classement [4] comment dans une même société sont parlés différents. Sans parler de leurs mœurs, puisque loin du préjugé selon lequel les familles immigrés seraient plus "communautaristes", au sens durkheimien du terme, que les "autres", on a sous les yeux de beaux spécimens de familles de la "seconde modernité" [5] avec parents séparés et célibataires, y compris dans la "première génération" de migrants, ce qui peut quelque peu heurter le sens commun. Rien que sur ce thème de la famille, le film vaut le détour pour l’amateur de sociologie, car il révèle bien les tensions qui traversent cette institution, entre les besoins d’autonomie et de sécurité [6] .

La graine et le mulet désignent aussi plus prosaïquement le couscous au poisson, un plat original grâce auquel le protagoniste, Slimane Beiji (Habib Boufares [7]), espère mettre à flot la péniche-restaurant qu’il veut lancer après avoir été "licencié économique" [8] des chantiers navals après trente-cinq ans de bons et loyaux services...

On le suit ainsi chez la banquière ou l’adjoint au maire en compagnie de la débrouillarde Rym (Hafsia Herzi), la fille de son amante, pour accomplir les diverses formalités préalables à la réalisation de son rêve. Et l’on découvre en passant les embûches qui se dressent sur le chemin de notre entrepreneur, en partie parce qu’il ne correspond justement pas à l’image du jeune dynamique qui crée sa start-up en deux clics à la sortie de son école de commerce, qui se forme généralement dans notre esprit à la simple évocation de ce terme d’entrepreneur. Aussi, pour convaincre tout ce monde de la viabilité de son projet, Slimane décide d’organiser une grande soirée pré-inaugurale sur son bateau en y invitant tout le gratin local. Il va mettre pour cela toute sa famille à contribution, y compris son ex-femme pour la préparation du couscous. S’en suivront diverses péripéties dont vous pourrez découvrir la teneur.

Disons-le clairement, La graine et le mulet n’est pas un film d’action. Ou plutôt si, mais pas au sens cinématographique du terme. Plutôt que des rebondissments à grand spectacle incessants, ce sont en effet autant de petits "drames" du quotidien qui se déroulent sous l’objectif d’Abdellatif Kechiche. Celui-ci nous invite ainsi à partager le couscous d’une famille franco-tunisienne élargie jusqu’à la troupe des Deschiens [9], la Russie, , et même au-delà. Ainsi, en oubliant pas d’en faire porter une part à l’ex-mari, mais aussi en allant distribuer elle-même une assiette au sans-abri qui habite en bas de sa tour, la mère étend symboliquement la portée de son "clan", donnant en quelque sorte un sens nouveau à l’expression de "politique du ventre". Le réalisateur nous attable aussi au milieu des vieux habitués du bar de l’hôtel tenu par l’amante de Slimane, et qui vont chacun de leur commentaire sur le projet de leur compère (en son absence cependant).

Le seul en fait à ne rien dire ou presque de ce projet, c’est le principal intéressé, aussi silencieux que les autres sont prompts à juger son intention. Encore un point qui confère un intérêt sociologique au film, rappelant que le cinéma est avant tout l’art du point de vue, et renvoyant à une problématique centrale pour la méthode qualitative [10] . Les discours subjectifs portent en effet chacun une part de la vérité du monde social qu’il s’agit d’être capable non seulement de recueillir, mais d’articuler aux autres points de vue. Une tâche plutôt ardue quand une lame de fond de "la" culture "occidentale " semble nous porter à accorder une confiance spontanée aux images - par opposition aux discours "verbaux" [11].

Autrement dit, une bonne entreprise de démontage des préjugés ne consiste sans doute pas à substituer un stéréotype "positif" à un autre plus "négatif", et Abdellatif Kechiche ne tombe pas dans cet écueil. Tout en nous montrant sur le mode de l’évidence, la réalité des métissages - et l’inanité des fantasmes corollaires de "pureté" culturelle-, il ne cède pas pour autant au populisme [12] en faisant de ses personnages habitant les quartiers pauvres des personnages totalement positifs [13] , pas plus qu’il ne diabolise la banquière ou l’adjoint au maire qui n’en sont pas moins légitimés dans leur méfiance par la légèreté effective du dossier que leur présentent Slimane et Rym. Et finalement, l’hypocrisie sociale est autant du côté de ces derniers que de celui de la famille de Slimane dont les membres savent eux aussi dissimuler mépris et rancœurs sous de larges sourires.

En fin de compte, la graine et le mulet, cela désigne aussi peut-être ce tandem improbable formé par Slimane et Rym, qui nuance au passage l’idée d’un fossé intergénérationnel entre les immigrés et leurs « enfants ». La jeune fille est aussi pleine d’espoir et de verve que son beau-père semble résigné et avare de paroles. Deux faces de la détermination quelque part : d’une part celle de la graine, lancée vers l’avenir comme une promesse, de l’autre celle du mulet - au sens du baudet cette fois-, avançant tout aussi décidément vers son but, mais le faisant comme si c’était perdu d’avance. Avançant au fond parce qu’il ne peut pas faire autrement, ne se sentant pas réellement à sa place dans cette société sétoise, comme dans l’hôtel de sa compagne où il est devenu un voyageur de passage permanent, mais en se sachant tout aussi étranger à son « bled » tunisien où ses fils l’incitent à rentrer [14].

Ce n’est qu’une interprétation subjective (forcément) parmi bien d’autres possibles. Et l’ambiguïté qui traverse ce film de part en part culmine indiscutablement dans la scène finale, dont il serait dommage de vous gâcher ici la primeur. A vous donc d’aller vous en faire votre propre lecture de cette oeuvre magistrale : profitez donc de cette période de fêtes (Noël, Aïd-Al-Kabir ou Hanoucca...) pour vous livrer à cette vivante réflexion [15] sur la famille - notamment sur cette "grande famille" qu’est censée représenter la nation [16]...

NOTES

[1Et cependant, on ne saurait trop recommander, en matière d’immigration, l’article de François Héran, « Cinq idées reçues sur l’immigration », Populations, janvier 2004, téléchargeable en ligne sur : http://www.ined.fr/fichier/t_telechargement/5209/telechargement_fichier_fr_397.pdf, ainsi que le petit ouvrage de Smaïn Lacher, L’immigration, collection « Idées reçues », Le cavalier bleu, 2006, parmi de nombreuses autres références...

[2Notons que, comme souvent, le substantif cache une réalité diverse, et qu’il serait plus exact de parler des immigrations

[3ou pour être plus exact, le Tunisien, en rappelant au passage que l’Arabe classique n’est guère parlé -en Afrique du moins- et que des différences marquées existent entre les différents "dialectes" nationaux

[4Sur la question du langage en particulier, le film présente un intérêt sociologique majeur. Il montre bien en effet, notamment à l’occasion des entretiens administratifs auxquels Slimane et Rym doivent se plier, que dans une même société, de multiples langages sont parlés. Et surtout que cela renvoie moins aux "origines" nationales, qu’à des différences d’appartenance générationnelle ou socio-économique. L’étude des langages et de leurs variations révèle ainsi l’existence de "jeux" entre les "mondes communs" des différents groupes qui forment une société. Des jeux, dans tous les sens du terme, qui permettent l’exercice d’un "pouvoir symbolique" qui n’est cependant pas unilatéral. Sur cette question, on pourra entre autres se reporter à Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982 et évidemment aux travaux de William Labov, le pionnier de la sociolinguistique

[5Pour reprendre une catégorisation introduite par des sociologues comme Ulrich Beck ou François de Singly, qui soulignent ainsi la rupture induite par les années 1960 en matière familiale, renversant la hiérarchie entre solidarité familiale et autonomie individuelle - cf Sociologie de la famille contemporaine de François de Singly, Armand Colin, 2007 (1ère éd. : 1993)

[6Sur cette dialectique qui traverserait le cœur de la famille contemporaine, voir l’article de Jean-Hugues Déchaux, « La famille en mutation : imbroglio ou nouvelle donne ? », dans La société française. Pesanteurs et mutations : le bilan, sous la direction de O. Galland et Y. Lemel, Armand Colin, 2006 (1ère éd. : 1993)

[7Qui, pour l’anecdote, était un collègue du père d’Abdellatif Kechiche sur les chantiers navals -l’occasion de remarquer que le réalisateur semble décidément jouer à mêler la "vraie vie" à la fiction dans le choix de ses acteurs et de ses sujets

[8un euphémisme comme le monde du travail en est désormais rempli - voir la contribution de Jacques Kergoat dans l’ouvrage collectif Le Monde du travail, dirigé par Josiane Boutet, Henri Jacot, Jacques Kergoat et Danièle Linhart, La Découverte "textes à l’appui", 1998

[9dont un des membres, Bruno Lochet, campe en effet le rôle de Mario qui raconte à table devant toute sa belle-famille ses difficultés pour baragouiner deux mots d’arabe, et surtout n’hésite pas à se moquer des cris que sa femme pousse quand elle fait l’amour. On est loin du puritanisme souvent présumé dans les réunions familiales, en particulier "d’origine immigrée"...

[10Sur la -ou plutôt une des- manière-s de traiter objectivement des points de vue subjectifs, on peut notamment se référer au petit manuel de Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Armand Colin, 2004

[11Sur cette question, on pourra écouter avec profit les cours de Rodolphe Bacquet à l’Université Populaire de Lyon consacrés au point de vue au cinéma, disponibles en ligne à l’adresse : http://uplyon.free.fr/

[12Sur ce travers et son opposé qu’est le misérabilisme, voir l’ouvrage classique de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Seuil, 1989

[13Le personnage de la mère est peut-être la plus représentative de cette ambivalence qui traverse somme toute tout individu, puisque si elle offre à manger à un sans-abri, elle couvre aussi son fils adultère en lui permettant de recevoir les coups de fil de ses maîtresses chez elle. Plus généralement, on peut remarquer que les principaux obstacles qui se dresseront sur la route de Slimane dans la réalisation de son utopie proviendront finalement de sa propre "communauté", à savoir de son propre fils, ainsi que de gamins de la cité où sa famille est restée

[14En un mot expérimentant la « double absence » qui forme souvent la condition même du migrant avec sa double-face d’émigré et d’immigré, ainsi que l’a bien décrite Abdelmalek Sayad dans son ouvrage du même nom (Seuil, 1999)

[15au double-sens du terme

[16Citoyenneté et filiation sont en effet très étroitement liées, ainsi que l’a notamment bien montré Emmanuelle Saada dans son récent ouvrage sur la question du statut des enfants métis dans l’ancien empire colonial français, Les enfants de la colonie, La Découverte, 2007

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