Par Igor Martinache
La sortie récente de La question humaine [1] nous donne l’occasion de revenir sur un autre film qui traite de la « vie en boîte » côté cadres. Comme dans le film de Nicolas Klotz ou dans Violence des échanges en milieu tempéré, La méthode constitue une illustration de la thèse de Christophe Dejours sur la « banalité du mal » dont les cadres seraient les agents plus ou moins conscients [2]. La méthode, c’est celle, originale, qu’une multinationale madrilène a choisi de mettre en oeuvre pour pourvoir un poste de cadre supérieur. Un beau matin, alors qu’une manifestation contre la Banque Mondiale bouche les artères de la capitale espagnole, sept candidats ayant répondu à une convocation laconique se retrouvent rassemblés dans une salle de réunion, sans aucun autre interlocuteur que la secrétaire qui les a accueillis et un écran d’ordinateur. Commence alors un huis clos « intense » (pour reprendre les mots d’une participante) où, épreuve après épreuve, les candidats vont devoir eux-mêmes s’éliminer les uns après les autres.
On y retrouve, à peine voilée, une évocation de ces jeux télévisés, toujours plus nombeux, qui s’appuyent sur cette forme un peu particulière d’autosélection. Eux-même ne sont autres que la métaphore d’une société où la compétition exacerbée a été progressivement érigée comme principe organisateur. Mais la subtilité du film vient qu’il nous suggère que cette valorisation de la compétition vient des individus eux-mêmes. En effet, les candidats qui nous sont présentés ne sont pas des chômeurs de longue durée en quête déséspérée d’un emploi, mais de jeunes loups dynamiques déjà en poste ailleurs, et qui ont d’ailleurs menti à leurs employeurs actuels pour tenter de trouver un poste encore meilleur. « Toujours plus », telle pourrait être la devise de l’individu contemporain, enfin libéré de ses appartenances traditionnelles qui constituaient autant de limitations à ses désirs. Sauf qu’avec elles, il a ainsi perdu ses repères, et souffre de l’impossibilité de satisfaire ses besoins. Telle est, résumée un peu caricaturalement, l’analyse d’Alain Ehrenberg, qui a bien montré en quoi le « culte de la performance » et la « fatigue d’être soi » ne sont que les deux faces d’une même médaille [3]. Voilà comment, pour revenir à l’analyse de Christophe Dejours, les cadres d’entreprise se retrouvent simultanément bourreaux et victimes, agents au double-sens rappelé par Pierre Bourdieu - autant agissants qu’agis- de l’injustice sociale.
Malgré cette « non-nécessité » pour eux de décrocher le poste, on voit ainsi les protagonistes devenir prêts à tout pour être choisis, un peu comme s’ils se jetaient affamés sur le sens que leur propose la compétition. Et la concurrence devient ainsi une fin en soi, enveloppée par l’illusio [4] propre à ce champ très conjoncturel que constitue alors la situation d’embauche. Cela conduit logiquement ces femmes et ces hommes « ordinaires » (quoique, a priori, bien « éduqués »...) à obéir à n’importe quelle consigne, du moment qu’ils perçoivent que cette docilité leur permettra de se rapprocher de leur objectif final. Il est souvent plus simple d’obéir que de réfléchir, surtout quand on sait que cette obéissance permettra de satisfaire celui qui nous évalue. D’où cette scène terrifiante de banalité où un candidat dénonce le passé de syndicaliste d’un autre, juste après que ce dernier ne lui ait justement confié dans un des rares moments d’intimité - et d’humanité- du film. Et pourtant, le dénonciateur lui-même venait de confier à l’autre qu’il enviait les manifestants altermondialistes d’ « y croire ». Il n’y a « rien de personnel », expliquera-t-il ensuite à son ex-nouvel ami, ce qui est sans doute sincère, et donc précisément terrifiant.
Réflexion faite, cette fictive méthode « Gronholm » n’est pas si éloignée des tests de recrutement de cadres, tels que peuvent les subir notamment les apprentis cadres des banques d’affaires et autres cabinets de conseil. Les sociétés de ces secteurs ont ainsi pour la plupart élaboré des procédures standardisées, faites d’une série plus ou moins longue de tours (les fameux « rounds »), à l’issue desquels les « brebis galeuses » sont progressivement écrêmées. Des procédures éprouvantes (dans tous les sens du terme) pour les candidat-e-s, qui peuvent être aussi bien soumis à un graphologique qu’à un « face-à-face » contre un-e de leurs concurrent-e-s. Des méthodes douteuses quant à la révélation des compétences, mais là n’est pas le problème : l’objectif est de débusquer les « hauts potentiels », et en particulier celles et ceux qui « en veulent », c’est-à-dire qui seront prêts à tout pour atteindre les objectifs tout aussi arbitraires qu’ils se verront fixer à longueur de journée dans leur futur poste. Et accessoirement, un processus aussi lourd permet de signifier implicitement au candidat le privilège immense qu’il a d’avoir été finalement « élu » (notons au passage que, division du travail faisant, les sélectionneurs, experts es « ressources humaines », ne sont que rarement les futurs collaborateurs des nouvelles recrues).
Finalement, ce champ social des cadres apparaît comme une préfiguration, sinon un miroir grossissant, des transformations à l’oeuvre plus globalement dans des sociétés travaillées par le processus de rationalisation que décrivait déjà Max Weber [5]. La compétition comme mode de sélection le plus efficace devient progressivement un principe organisateur de l’ensemble des relations sociales. Et le doute, ingrédient pourtant essentiel de la vie sociale et politique (enfin, sans doute !...), y apparaît comme le pire des défauts. Ainsi, dans le registre a priori totalement différent des sorties nocturnes, Jean-Claude Kaufmann observe-t-il à propos des célibataires que « la femme qui sort doit devenir toute autre au dehors. Surtout, elle ne doit pas montrer ses doutes, son malaise. Elle doit tout au contraire être unifiée, radieus, positive. Et savoir le montrer » [6]. Bref, l’heure est au grand bluff généralisé, où chacune et chacun, dans les différentes sphères de son existence sociale (et donc pas seulement en entretien d’embauche), doit se faire passer pour ce qu’elle ou il n’est pas : quelqu’un de sûr de soi, confiant, équilibré, alors même que le bain social où il surnage l’empêche précisément de l’être. On voit ainsi dans le film comment certains candidats en font craquer d’autres en les mettant face à leurs angoisses profondes, justement liées à leur compétitivité, comme le vieillissement ou le fait de ne peut-être plus pouvoir devenir mère. Et c’est là sans doute que la mécanique sociale atteint les sommets de sa perversité, car chercher à convaincre les autres de ne plus jouer le jeu de la compétition, n’est-ce pas finalement le plus sûr moyen de l’emporter ?...