Par Igor Martinache
Rares sont les sociologues qui peuvent se targuer de posséder un « fan-club », fût-il virtuel, et Robert Castel en fait partie [1]. Son ouvrage majeur, Les métamorphoses de la question sociale [2], a en effet contribué à susciter bien des vocations de chercheurs, tant est profonde la perspective qu’il ouvre sur la société salariale et son effritement en cours [3]. Aussi les admirateurs du sociologue risquent-ils d’être déçus en découvrant que La montée des incertitudes n’est pas un ouvrage inédit, mais la reprise d’articles écrits depuis une quinzaine d’années dans différents supports, retravaillés pour l’occasion de cette publication. A moins d’être effectivement un-e fanatique qui aurait traqué ces textes, cet ouvrage ne devrait pas vous décevoir, car le regroupement de ces quatorze textes ne se résume pas à une simple juxtaposition, mais offre un véritable cheminement dans les méandres de la pensée de l’auteur, prolongeant et affinant le propos développé dans Les métamorphoses de la question sociale.
Dans un avant-propos dont le titre reprend celui de l’œuvre magistrale de Karl Polanyi [4], Robert Castel résume brillamment l’essentiel de sa réflexion en une soixantaine de pages. Il commence par analyser les fondements du « compromis social » consolidé au lendemain de la Seconde guerre sociale, adossant un système de protection sociale à la condition salariale, et conférant ce faisant un véritable statut à cette dernière. Celle-ci ne se réduit pas à un système d’assurance obligatoire contre certains risques liés plus ou moins directement à l’activité professionnelle, mais constitue au-delà une véritable collectivisation de cette protection - la « consistance de la condition salariale dépend[ant] de l’inscription de ses membres dans des collectifs (p.22)-, qui place la condition salariale au centre de la société. Cette « réponse réformiste à l’antagonisme du capital et du travail » (p.19) instaurait en effet une gestion régulée des inégalités dans une société salariale où les individus et groupes s’échelonnent désormais dans un continuum de positions, mais qui serait dès lors animée par des dynamiques de distinction. Les inégalités y apparaissent désormais tolérées car tous peuvent y espérer une amélioration de leur situation [5], et l’éventualité d’une révolte ouvrière écartée, les prolétaires ayant désormais « bien plus à perdre que [leurs] chaînes » (p.20). Non dénué d’ambiguïtés, cet équilibre complexe du capitalisme industriel est remis en cause par un processus multiforme de décollectivisation - ou réindividualisation- de l’organisation du travail depuis trois décennies. Plus qu’une montée de l’individualisme, c’est celle une injonction à être un individu qui s’est ainsi généralisée dans l’ensemble des sphères de la vie sociale, en commençant par celle de l’emploi, privant une part croissante des individus des supports collectifs nécessaires à leur indépendance. Si nous entrons de plus en plus dans la « société des individus » analysée par Norbert Elias [6], où se reconfigurent les équilibres « nous-je », il faut cependant y distinguer deux types d’individus en formation : les premiers, « par excès », grands « gagnants » (du point de vue économique du moins) des transformations en cours, qui s’enfermeraient dans la culture de leur subjectivité, et les seconds, « par défaut », entraînés dans une dynamique de désaffiliation [7], et privés ce faisant des ressources leur permettant de conduire les projets qu’ils sont pourtant enjoints à mettre en œuvre. Plusieurs défis se présentent cependant à l’analyse sociologique comme à l’action politique aujourd’hui : l’exploration des « zones grises » qui se développent de plus en plus entre salariat intégré et inactivité, ainsi que la prise en charge collective de nouveaux risques sociaux qui se sont développés depuis une vingtaine d’années, liés à la « dissociation familiale », au vieillissement de la population, ou encore à la désindustrialisation, la précarisation de l’emploi et l’installation d’un chômage de masse. La refondation de l’État social s’impose donc comme une urgence face à « la montée des incertitudes ». Les questions « urbaines » et « ethniques » qui se sont désormais mêlées à la question sociale [8] rendent celle-ci d’autant plus délicate à saisir, alors que les politiques d’ « activation des dépenses passives » [9] : ou la rhétorique survalorisant la valeur travail méritent largement d’être remises en question. Par ces constats, Robert Castel ne cherche pas pour autant à raviver l’antagonisme structurel entre capital et travail, en remarquant qu’« il n’est pas évident que dans l’intérêt bien compris du capitalisme le plus moderne, instrumentalisation la plus cynique de la force de travail soit la plus rentable » (p.58). Bref, plus réformiste que révolutionnaire, Robert Castel propose néanmoins ici une analyse en bien des points éclairantes, pouvant alimenter les réflexions dans diverses disciplines, et pour divers horizons.
L’ouvrage se découpe ainsi en trois parties : la première revenant en détail sur les tenants et les aboutissants de la société salariale, sans délaisser les aspects juridique, comme dans cette analyse serrée du rapport Supiot publié il y a maintenant dix ans [10] et qui proposait notamment de reconstruire le droit du travail sur le statut de la personne et plus sur les situations d’emploi. A noter également l’article on ne peut plus d’actualité consacré au rapport que les jeunes entretiennent au travail où Robert Castel enjoint à multiplier les enquêtes et prendre en compte la diversité des attitudes de ces derniers au lieu de postuler une situation globale spécifique de cette catégorie [11], et plus généralement à prendre en compte l’« enracinement social » des individus pour comprendre leur rapport au travail, plutôt que d’inscrire l’action publique en la matière dans le « modèle biographique » dominant.
La deuxième partie de l’ouvrage aborde plus directement la reconfiguration de l’État social et la manière dont celui-ci pourrait assurer de nouveau sa mission protectrice face aux défis renouvelés qui se présentent à lui. Il pointe ainsi la montée ambiguë d’une « logique de la contrepartie » dans le champ des interventions sociales, qui se substitue à la « logique de guichet ». Faisant la part belle aux notions de « contrat » et de « projet », celle-ci pourrait non seulement représenter une manière pour l’État de se défausser sans bruit de ses responsabilités, mais fait surtout rentrer l’action sociale dans une logique marchande du « donnant-donnant », instaurant contre l’inconditionnalité du droit à être secouru l’illusion d’une « pseudo-réciprocité dans une relation qui est d’emblée dissymétrique » (p.220). Robert Castel développe ainsi avec acuité cette contradictions aujourd’hui particulièrement prégnante dans le travail social, dont l’évolution est selon lui étroitement liée à celle de l’État social, et à ce titre, on ne saurait trop recommander le septième chapitre aux professionnels de ce champ. Quant aux militants qui invalideraient d’emblée une approche trop « réformiste », on ne pourra que leur conseiller la lecture du neuvième chapitre où Robert Castel défend la mise en œuvre d’un véritable « réformisme de gauche » pour contrer les contre-réformes libérales, dont la rhétorique instrumentalise la thématique des « acquis sociaux », la notion-écran d’ « exclusion », ou l’exigence de réformes qu’imposent les mutations sociales en cours.
La troisième et dernière partie de l’ouvrage consacrée aux « chemins de la désaffiliation » est celle qui ouvre les perspectives les plus larges. Perspective littéraire d’abord, à travers la pertinente relecture que Robert Castel propose du mythe de Tristan et Iseult à la lumière du concept de « désaffiliation », c’est-à-dire le « décrochage par rapport aux régulations à travers lesquelles la vie sociale se reproduit et se reconduit » (p.302). Une désaffiliation « par le haut » en l’occurrence qui marque l’existence entière des deux protagonistes, et dont la mort peut-être aussi interprétée comme « une mort sociale : le social qui se venge d’avoir été systématiquement dénié et qui fait retour sous la forme du pouvoir d’anéantir » (p.300). Observant que les mythes reviennent hanter les différentes époques sous des visages sans cesse recomposées, Robert Castel voit dans le couple campé par Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo dans l’époustouflant A bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960) une incarnation moderne de Tristan et Iseult. Comme eux, Michel et Patricia se trouvent « devant le vertige de la rencontre dans un face-à-face sans régulations collectives ni supports négociables [mais] le social absent est en même temps un social omniprésent qui va les anéantir parce qu’ils ne peuvent le médiatiser » (p.322). Perspective historique ensuite, avec la reprise de la synthèse sur « les marginaux dans l’histoire » qu’il avait déjà publié dans un ouvrage collectif important mais dont l’intitulé a sans doute fait grincer quelque peu les dents de Robert Castel [12]. Perspectives politiques enfin, avec la critique justement de cette notion d’exclusion, ainsi qu’une contribution, parue il y a dix ans déjà dans Actuel Marx et analysant « pourquoi la classe ouvrière a perdu la partie ».
La conclusion de l’ouvrage apporte enfin une contribution fructueuse à une sociologie des individus en plein renouveau, et qui ne se réduit évidemment pas à l’opposition caricaturale entre individu et collectif [13]. Robert Castel y insiste sur l’importance de la « propriété sociale », constituée par les protections attachées au statut salarial, comme support nécessaire de la constitution d’un individu à part entière, c’est-à-dire échappant aux écueils symétriques d’un « individu par excès »-qui se prend lui-même pour objet et pour fin comme l’y enjoint une certaine culture psychologique du développement personnel qui l’enferme cependant dans son individualité en chassant le social-, et d’un « individu par défaut » aux multiples visages, mais toujours caractérisé par le manque qui l’ enferme dans une culture de l’aléatoire [14]. Cette dernière figure se retrouve particulièrement dans le « précariat », ce « sous-continent qui étend son emprise tout en demeurant fragmenté » (p.440) et dont l’essor appelle à d’urgents revirements politiques. Telle est la conviction principale qui ressort de la lecture de cet ouvrage éclairant, qui prouve qu’il n’est pas toujours besoin de composer de nouveaux textes pour publier un grand livre.