Par Igor Martinache
La prison (re)fait l’objet d’une attention médiatique et - donc politique ?- soutenue en France depuis plusieurs mois. Qu’il s’agisse de la recrudescence de suicides parmi les détenus [1]ou du mouvement des surveillants au début du mois de mai dernier [2], les pouvoirs publics ne peuvent manquer de se sentir interpelés sur les conditions d’incarcération. Le récent film de Jacques Audiard, Un prophète (2009), malgré l’ambiguïté de son message [3], a sans doute également contribué à rendre un peu plus visibles encore ces dernières dans l’ « opinion publique » [4]. Et pourtant, le débat semble peiner à se rouvrir réellement, contrairement à ce qui avait pu se produire durant les décennies précédentes. Car tel est l’objet de l’ouvrage de Grégory Salle : non pas « le milieu carcéral, ni même la prison ou la condition carcérale, mais la question carcérale, par analogie avec la question sociale » (p.14). Autrement dit, la construction politique de la prison comme problème public, lui-même en interaction étroite avec la définition - et donc les exigences inhérentes- du concept d’ « État de droit » et la critique portée à l’encontre de cette « institution totale » par excellence [5]. Pour se faire, l’auteur s’est donc livré à une comparaison entre les contextes français et allemand [6] entre 1968 et aujourd’hui. Une comparaison en trois dimensions - temporelle, spatiale et institutionnelle- pas si simple à tenir, étant donné les fortes particularités de chaque contexte. C’est en fait davantage à un va-et-vient, chapitre après chapitre, qu’il se livre entre les cas français et allemand, mais celui-ci ne se résume pas pour autant à une juxtaposition artificielle, car de nombreux échos se font jour entre les deux évolutions, bien que leur parallélisme soit loin d’être évident au premier abord. Et à travers cette étude, Grégory Salle propose d’interroger justement cette catégorie fluctuante et indéfinissable que constitue l’ « État de droit », avec un regard original puisque sociologique et non juridique. Il propose pour ce faire un premier cadrage sur les conceptions classiques de cette notion, bien plus centrale du reste dans le débat allemand, où le Rechtstaat selon Michel Foucault présente trois caractéristiques principales : le fait que le libre-arbitre du souverain y soit encadré par des lois préexistantes, qu’il y règne une différence de nature et d’effets entre les lois universelles et les mesures administratives circonscrites, et enfin qu’y existe des voies de recours effectives pour les citoyens vis-à-vis des pouvoirs publics. Autant de principes qui correspondent en fait à une conception de l’État comme « enjeu de conquête entre des groupes sociaux en situation de rivalité pour s’accaparer ses ressources matérielles et symboliques » (p.23).
Dans une première partie, l’auteur s’intéresse donc aux effets du « moment 68 » [7] sur l’appréhension de la question carcérale. Rappelant au préalable que le mouvement social de mai-juin 1968 n’a eu qu’un effet différé, sinon indirect sur cette dernière, il détaille dans un premier temps la critique radicale de l’institution carcérale qui s’est fait jour en France au début de la décennie 1970. Une critique portée notamment par le Groupe d’Information sur les Prisons emmené entre autres par Michel Foucault et surtout par des militants politiques incarcérés, bien mieux dotés en ressources utiles à la mobilisation [8], et elle-même indissociable d’une remise en cause de l’Etat et de la justice, intrinsèquement au service de la bourgeoisie. Rapidement prolongée par des soulèvements de détenus durant l’hiver 1971-1972, celle-ci se convertit rapidement en revendications de droits concrets (suppression du casier judiciaire une fois la peine accomplie, de la peine de mort, alignement du travail en détention sur le régime commun, droit d’association, etc.). Le mouvement ne manque évidemment pas d’impliquer les responsables politiques dans une « zone d’interdépendance tactique » [9], les forçant à répondre, au moins symboliquement. Un décret est ainsi adopté en urgence en 1972, elle-même prélude à une réforme plus vaste en 1975, dont l’ambivalence n’a cependant pas manqué d’être relevée dès son adoption. Plus largement, Grégory Salle relève que l’année 1975 constitue une charnière à deux titres : d’une part, à partir de ce moment-là, la population carcérale ne va cesser de croître, doublant en l’espace des deux décennies suivantes (du fait notamment de l’allongement des peines), et d’autre part, cette dimension quantitative s’accompagne d’un retour du discours sécuritaire. Or, c’est aussi à ce moment là que s’opère un basculement plus généraux des rapports sociaux, avec le délitement progressif des protections attachées au statut salarial, une « montée des incertitudes » que Robert Castel a analysée avec finesse [10]...
A la même période, de l’autre côté du Rhin, une loi pénitentiaire va également s’élaborer pour aboutir en 1977. Pourtant, bien que la « décennie rouge » [11] s’y soit manifestée avec plus de violence, Grégory Salle remarque que, contrairement au cas français, « l’enjeu de la détention politique n’est ici ni le déclencheur, ni le catalyseur » (p.77). Diverses « entreprises de politisation des scandales » vont être initiées par les détenus de droit commun sans montée en généralité au niveau national, et, tandis qu’une réforme du Code pénal est laborieusement achevée en 1975 caractérisée par la limitation du champ de l’intervention pénale et, donc, la dépénalisation d’un certain nombre d’actes tels l’adultère ou le tapage nocturne. Celle-ci initie également un changement de philosophie concernant l’incarcération : le caractère vindicatif de la peine est relégué au second plan au profit d’un objectif de resocialisation, et le recours à l’emprisonnement doit dès lors être limité, notamment en ce qui concerne les courtes peines. Mais là encore, l’auteur repère une raison moins « noble » pour expliquer cette évolution : les peines sont alors souvent commuées en travaux d’intérêt général, ce qui, à une époque où l’on manque de bras, ouvre un gisement de une main-d’œuvre bon marché. Tandis que le non-paiement des amendes peut en revanche mener à l’incarcération, révélant que demeure bel et bien une « gestion différentielle des illégalismes » [12] favorable aux classes financièrement « aisées ». La même ambiguïté caractérise ainsi la loi pénitentiaire adoptée deux ans plus tard, qui met également en avant l’exécution de mesures de « traitement » thérapeutiques et repousse à plus tard une amélioration de la condition des travailleurs détenus, rémunérés à hauteur de 5% du salaire minimal et exclu des mécanismes d’assurance sociale (chômage et maladie).
La période suivante va être marquée en RFA par une décrûe sensible de la population carcérale - près du quart des effectifs entre 1982 et 1988-, d’autant plus frappante qu’elle s’inscrit à contre-courant des tendances observées dans les autres pays européens. Et pourtant, comme le montre l’auteur, celle-ci ne découle ni d’une politique volontariste - au contraire serait-on tenté de dire au vu des directions affichées par les dirigeants de la CDU alors majoritaires dans la plupart des Länder-, ni à une évolution favorable des facteurs socio-économiques habituellement prédictifs des actes de déviance. C’est essentiellement à une conversion des pratiques judiciaires que décrue est due, autrement dit à une « politique » de modération des peines menée par les différents magistrats [13]. Pour ne prendre qu’un exemple -marquant-, les condamnations de mineurs à une peine d’emprisonnement ferme décroissent de 45% entre 1982 et 1990 (p.147).
Mais au moment de célébrer les dix ans de la loi pénitentiaire, si les responsables étatiques se livrent à un auto-satisfecit, le bilan est moins reluisant qu’il n’y paraît pourvu qu’on se penche sur les détails : ainsi les privations matérielles, les humiliations et l’arbitraire continuent de régner en détention, tandis que la dévalorisation des courtes peine s’est accompagnée d’un allongement des peines prononcées et, partant, d’une population carcérale plus difficile à encadrer et à resocialiser.
La France pour sa part a connu une évolution inverse de sa population carcérale, mais aussi de ses exigences affichées en matière d’Etat de droit. Le retour de la droite aux affaires en 1986 accompagne ainsi la montée d’un « esprit gestionnaire » au sein de l’Etat [14], qui se manifeste dans le champ carcéral par un projet de privatisation intégrale du parc immobilier pénitentiaire élaboré par le garde des Sceaux Albin Chalandon. L’opposition à laquelle celui-ci se heurte - émanant bien davantage des professionnels concernés, notamment du Syndicat de la Magistrature, que des élus de l’opposition- débouche finalement sur un compromis avec l’ouverture de 21 établissements semi-privés dont l’État délègue au privé les missions autres que régaliennes. Ce « programme 13 000 » (comme 13 000 places) rendu possible par la loi du 22 juin 1987 relative au « service public pénitentiaire » - qui reconnaît la figure de « détenu usager » et revalorise la mission de réinsertion - illustre au bout du compte une « technique de camouflage par laquelle la publicisation recouvre la privatisation », et en réalité « inaugure l’idéologie manageriale dans la gestion carcérale » (p.182).
Troisième et dernière période : la décennie 2000. Celle-ci s’ouvre en France avec « l’affaire Vasseur », consécutive à la publication du témoignage de Véronique Vasseur, alors médecin-chef à la maison d’arrêt de la Santé, en plein cœur de Paris [15]. Son témoignage, qui consiste en la description de scènes vécues juxtaposées est largement amplifié par le traitement médiatique, signe a priori de réussite pour cette entreprise de cette lanceuse d’alerte, légitimée pour une grande part par son statut professionnel. Mais si la Chancellerie tente de le discréditer, Grégory Salle note pour sa part que la charge est en fait bien inoffensive. Il n’apporte en effet guère d’informations nouvelles par rapport aux nombreux témoignages et rapports associatifs consacrés aux conditions de détention, mais surtout possède un caractère désordonné et émotionnel qui évite de monter en généralité et de désigner des responsabilités. Deux rapports parlementaires vont ainsi suivre cette publication, produisant un large consensus dans les rangs des assemblées, notamment parce qu’ils imputent la responsabilité de la situation dramatique à d’autres instances : les juges d’instruction [16] qui seraient « mus par un réflexe carcéral », et l’administration pénitentiaire dénoncée comme une « machinerie bureaucratique et paperassière » [17]. En outre, la critique désordonnée peut également servir la légitimation de réformes quelle que soit leur orientation. En l’occurence, si la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d’innocence et le droit des victimes esquisse un droit pénitentiaire, largement sous la pression des instances supranationales, en judiciarisant l’application des peines et le recours à la détention provisoire (avec la création du juge des libertés et de la détention), c’est surtout l’expansion de la capacité pénitentiaire qui forme la colonne de l’action politique, alors que le budget dévolu à l’administration pénitentiaire fait l’objet d’un « effort » important depuis le début de la décennie précédente. Or, comme le note l’auteur, « ce choix politique, motivé par la quête de l’encellulement individuel prévu par la loi depuis 1875, méconnaît la tendance sociologique selon laquelle l’accroissement du nombre de places crée un appel d’air propice à l’augmentation de l’effectif carcéral » (p.236), et va du reste à l’encontre des préconisations formulées par le Conseil de l’Europe. Le chantier d’une nouvelle loi pénitentiaire s’accompagne d’un important recours aux spécialistes ainsi que par la consultation de la base des personnels. Mais, comme le remarque alors l’Observatoire International des Prisons (OIP), les détenus et leurs proches sont encore et toujours exclus du champ des interlocuteurs légitimes de l’État. L’objectif de la démarche est (au moins) double : neutraliser les syndicats majoritaires, mais aussi prendre une revanche sur les critiques, médias en tête. Les 156 articles de l’avant-projet de loi « sur la peine et le service public pénitentiaire » sont achevés fin novembre 2001, mais malgré leur inflexion sécuritaire, resteront lettre morte, discrètement rayés de l’ordre du jour du conseil des ministres et donc des assemblées. Depuis lors, tandis que les clivages partisans sur la question se sont estompés, les conditions en détention n’ont cessé d’empirer et la surpopulation carcérale de s’aggraver, alimentée à la fois par un allongement de la durée moyenne des peines et de la hausse des entrées en détention.
Le sixième et dernier chapitre est enfin consacré aux conséquences de la « réunification » allemande [18] dans le champ carcéral. Le système carcéral de l’Est étant unanimement considéré comme affligeant va être radicalement aligné sur celui de l’Ouest, via trois étapes : abrogation, épuration et duplication de la loi pénitentiaire. Chaque « nouveau » Land va être placé sous la tutelle d’un Land de l’Ouest sur lequel son système carcéral va progressivement s’aligner, mais le bilan de la décennie est cependant très négatif tant sur le plan qualitatif que quantitatif, avec notamment une inflation carcérale ininterrompue.
En France comme en Allemagne, cette dégradation de la situation carcérale accompagne un retour des inégalités économiques et sociales [19] et de la « déstabilisation des stables ». Ici et là, la prison remplit notamment une « fonction asilaire » (p.269) en abritant une part croissante d’individus atteints de troubles psychiatriques. L’auteur peut ainsi conclure à un recul de l’emprise de l’État de droit sur l’institution carcérale pour les deux cas étudiés, et ce malgré quelques progrès observables à la marge. Cette évolution est elle-même indissociable de l’avènement du discours sur la « sécurité intérieure » et plus particulièrement du « tournant préventif » amorcé au début des années 1990, mot d’ordre ambigu, note-t-il, qui « justifie le resserrement du contrôle social des catégories déclassées ou désaffiliées » (p.299). Rappelant également la corrélation entre taux de détention et faiblesse de l’État social (elle-même accompagnée d’une dépendance des prestations sociales au marché et de leur mise sous conditions) relevée par Hugues Lagrange [20], l’auteur peut en conclure que la question carcérale illustre bien la « transition d’un État social-assurantiel à un État social-sécuritaire » (p.300).
L’ouvrage convainc finalement que la question carcérale n’est pas la part honteuse de nos sociétés, mais fonctionne bien davantage comme un « fait social total » au sens de Marcel Mauss [21] en ce qu’elle révèle les évolutions plus générales de nos sociétés, dans la mesure où la prison semble remplir toujours plus la fonction de fixer ceux qui sont rendus « inutiles au monde » par la mise en mobilité généralisée. S’il a le mérite de raviver des questions importantes quant à la gestion différentielle des « illégalismes » [22], ou sur la nature asymptotique de la « promesse » de l’État de droit (qui tend à s’éloigner à mesure qu’on s’en rapproche), l’ouvrage vaut également pour sa méthode : comparaison à la fois dans le temps et dans l’espace, mais aussi utilisation sociologique d’article. Il en retire ainsi plusieurs enseignements qui pourront être utiles à bien des politistes. Pour n’en citer qu’un, il note par exemple que ces deux cas d’étude « permettent de nourrir une idée contre-intuitive : au cœur de la crise, il ne se passe somme toute pas grand chose. Paradoxalement, c’est plutôt lors de phases calmes et apparemment sans relief que d’importantes mutations se déroulent subrepticement » (p.202).