À l’heure où l’interdisciplinarité est érigée en modèle d’intelligibilité des objets soumis à une analyse scientifique, cette rencontre vise à une confrontation des points de vue entre politistes, historiens, anthropologues et sociologues du politique à partir d’un angle d’attaque dont les débats sauront peut-être dire s’il est opportun ou pas pour envisager « la politique autrement » : la politique informelle.
Infra-politique, « politique par le bas » (Jean-François Bayart, 1982), politique « au ras du sol » (pour emprunter une expression à la préface que donna Jacques Revel à l’ouvrage de Giovanni Levi, 1989)... La liste des termes renvoyant à une catégorisation d’une des dimensions du politique qui s’incarnerait dans des dispositifs et des pratiques considérés comme émargeant à la périphérie de l’espace politique institutionnalisé est déjà longue. Il ne s’agit donc pas, en nous intéressant à la « politique informelle », d’ajouter une expression supplémentaire à un lexique déjà bien fourni au risque de semer un peu plus la confusion et de brouiller un ensemble de définition qui oscille entre sa version maximaliste - tout est en passe de devenir politique - et sa version minimaliste - le politique se réduit à un champ dont les sciences sociales ausculteraient la genèse et les évolutions.
Politique informelle : l’expression peut, en effet, avoir de quoi étonner tant certains sociologues ou politistes ont eu à cœur de montrer que l’autonomisation du champ politique supposait une spécialisation des fonctions et des pratiques difficilement compatible avec l’existence d’une nébuleuse « proto-politique ». Plutôt que de considérer l’élaboration et l’installation d’un ordre démocratique en France et en Europe sous l’angle - ce qui a déjà été fait et beaucoup fait - de ses acteurs/agents et de ses formes de mobilisation les plus classiques (nous pensons ici à la citoyenneté électorale ou à la structuration des partis politiques), nous faisons le pari (qui peut ne pas être réussi...) qu’un changement de point de vue - la politique vue des coulisses pour paraphraser Maurice Agulhon - permettra d’enrichir la connaissance de cet ordre-là. Non par souci d’originalité : nombre de thématiques ont attiré depuis longtemps l’attention des chercheurs en sciences sociales. Mais pour essayer de les reconsidérer à travers ce fil rouge que constituera, au fur et à mesure de l’avancée des débats, la problématisation d’une expression - politique informelle - dont on suggère qu’elle sera un prisme susceptible de leur offrir de nouvelles perspectives.
Expression rarement utilisée - comme si elle était d’emblée frappée d’obsolescence puisque le politique ne pourrait être que formalisable pour être repérable -, la politique informelle entend moins être une nouvelle catégorie normative, une définition par le manque, qu’une incitation à une réflexion sur les relations entre le champ politique et son hors-champ. Expression ambiguë, un tantinet fourre-tout, la politique informelle suppose, au préalable, quelques remarques liminaires. Disposant, évidemment, d’un air de parenté avec une formule qui fit florès dans les années 1970 et 1980 - l’économie informelle en tant que notion appliquée à des pans économiques des pays du Tiers Monde (par exemple, Bruno Lautier, 1994) -, elle espère être moins la prescriptrice d’un inventaire des formes d’une sphère politique informelle qui croîtrait au fur et à mesure que lesdites formes seraient labellisées de la sorte qu’un instrument d’analyse des frontières du politique (à la croisée des structures, des rapports de force et des configurations qui les produisent). Si l’on veut donc bien admettre que tout ce qui n’est pas institué politiquement par ceux qui sont en charge de délimiter, d’édifier et/ou de défendre les lignes de partage du politique dans le cadre de toute société ne procède pas corrélativement de cet informel dont nous essayons d’esquisser la qualification, l’on proposera de convoquer l’expression de politique informelle pour décrire et, si possible, comprendre les manières de dire et de faire de la politique - dans un contexte particulier - sans en avoir l’air (si l’on se place du côté des tenants et des serviteurs de l’ordre politique).
Nous entendrons par « politique informelle » (sommairement, pour le moment) les formes, les pratiques, les expressions politiques qui, faute de bénéficier d’une reconnaissance et d’une légitimité de la part des prescripteurs et des agents du champ politique, sont « rejetées » en dehors de ce champ quand bien même elles participent, pleinement ou accessoirement, à sa constitution. À chaque époque sa « politique informelle » serions-nous alors tentés de dire dans le mesure où celle-ci se niche dans des espaces - sociaux, topographiques, discursifs... - qui adviennent en fonction des évolutions économiques et sociales et de leurs incidences sur l’ordre politique. La combinaison de l’expertise et de la spécialisation du métier politique au cours du XIXe siècle rejeta progressivement le militantisme intermittent - les militants qui n’étaient pas intégrés dans une formation partisane - dans la sphère des répertoires d’action archaïques réduits à devenir anachroniques du fait de leur inefficacité ; la rue de la manifestation correspond à l’accentuation de la primauté d’un monde urbain - les barrages paysans des années 1960 n’auront pas les mêmes effets déstabilisateurs que les émeutes frumentaires de la monarchie de Juillet - qui fit de la ville le point d’ancrage du politique ; le support de nouveaux moyens de communication put servir d’« ouvroir de politique potentielle » et dilater le territoire d’une information partisane non contrôlée par les instances qui s’estimaient - et que l’on estimait - seules aptes à faire exister : à Longwy, en 1979, la naissance de Radio Lorraine Cœur d’Acier apparut comme une expérience politique informelle suffisamment dangereuse pour la CGT et le PCF qui l’avaient adoubée décident de la supprimer un an et demi après. Ces trois exemples n’ont ici d’autre but que d’esquisser quelques approches imaginables dans le cadre du colloque.
Se niche alors, derrière ce que nous entendons - toujours sommairement, au stade de cet appel à communication ; mais l’un des buts de la rencontre est de « tester » la pertinence de cette expression - par politique informelle, un intérêt pour des approches capables de rendre compte de ce qui se joue au sein d’un espace politique ordonné autour de normes qualifiantes ou disqualifiantes qui alimentent tout autant des mises en conformité de pratiques ou des ajustements - de l’informel au formel, si l’on veut - que des inventions et/ou des métamorphoses de modes d’intervention susceptibles d’offrir une alternative à l’ordre légitimé et une définition du politique qui ne soit pas au diapason des catégories imposées - l’informel en tant que contestation, résistance ou dissidence. L’informel n’est pas l’illégal - ou il n’est pas que cela. Il n’est pas non plus, dans le champ qui nous occupe, incompétence, méconnaissance des règles ou absence de ressources. Il recouvre, bien davantage, des gestes, des secteurs ou des formes de mobilisation portés par des individus et par des groupes - l’étude des médiateurs sous cet angle nous semble particulièrement bienvenue - dont l’analyse de leur invention, de leurs métamorphoses, de leur fossilisation ou de leur dépérissement, peut être un biais pour appréhender, en creux, la mise en place et les apories de tout ordre politique.
Les travaux des sociologues et des politistes travaillant sur la politisation et sur les « intermittences citoyennes » (selon les définitions que les acteurs donnent des situations et donc produisant des variations selon les acteurs, selon les contextes) pourront être pris comme points d’appui critiques pour travailler l’infra-politique que l’historien saisit avec d’autres moyens et d’autres sources (Nina Eliasoph, Avoiding Politics : How Americans Produce Apathy in Civil Society, Cambridge University Press, 1998, et « Publics fragiles. Une ethnographie de la citoyenneté dans la vie associative », dans Daniel Cefaï et Dominique Pasquier (dir.) Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, PUF, 2003 ; Espacestemps n° 76-77 : « Repérages du politique. Regards disciplinaires et approches de terrain », 2001 ; Brigitte Le Grignou « Réceptions présumées politiques », dans Isabelle Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Créaphis, 2006). On pourra s’orienter aussi grâce aux travaux des historiens, des anthropologues et des politistes qui ont réfléchi sur les « arts de la résistance », sur ces manières de pratiquer la loyauté en préservant son for intérieur, sur les usages que l’on peut faire de la dérision, du faux-semblant, de l’humour, de la rumeur (François Ploux, De bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du 19e siècle, Paris, Aubier, 2003) pour contourner ou subvertir les formes ordinaires de la domination sociale (James Scott, La domination et les arts de la résistance, Amsterdam, 2009 [1991] ; prochain congrès de l’Association française de science politique, Grenoble, septembre 2009 : http://www.congresafsp2009.fr, section thématique 8 ; Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule, « Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes », Presse de Sciences Po, 2003 ; Patrick Lehingue, « La loyalty, parent pauvre de la trilogie conceptuelle d’A.O. Hirschman », dans Josepha Laroche (dir.), La loyauté dans les relations internationales, L’Harmattan, 2001). Par ailleurs, les formes plus ouvertes de la rébellion pourront être abordées, notamment dans cet entre-deux de qualification, déqualification ou disqualification que l’on peut trouver dans les rapports préfectoraux (Pierre Karila-Cohen, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France (1814-1848), PUR, 2008 ; Nicolas Bourguinat Les grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2002 ; Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), PUR, 2008). On pourra s’intéresser aux usages déviants de certains rituels (Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Champ Vallon, 2009), voire, sur un mode plus tardif et plus complexe encore, à la Strassenpolitik (politique de la rue) étudiée pour l’Allemagne du début du XXe siècle par Thomas Lindenberger (Strassenpolitik : Zur Sozialgeschichte der öffentlichen Ordnung in Berlin, 1900 bis 1914 (Reihe Politik- und Gesellschaftsgeschichte), Dietz Nachvolger, 1995). On pourra, au surplus, se demander si l’usage des subaltern studies peut être pertinent pour penser ces types d’objets (« Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, n° 56, 2004). La question de la variété, de la complémentarité ou de l’incompatibilité des pièces du ou des répertoires d’action collective, sera, enfin, au cœur des interrogations que nous nous poserons (Michel Offerlé, « Périmètres du politique et co-production de la radicalité à la fin du XIXe siècle », dans Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La démocratie aux extrêmes, La Dispute, 2006, et « Retour sur les répertoires de l’action collective », Politix, n° 81, 2008).
Tout en laissant le champ ouvert aux suggestions et aux propositions novatrices, les organisateurs retiendront prioritairement dans le cadre du colloque des interventions qui s’inscrivent dans les axes suivants :
• Sociabilités
• Clientèles
• Sentiments, gestes, conversations et dits politiques
• Folklores
• Construction ou disqualification des atteintes à l’ordre public
Renseignements pratiques
La durée de chaque contribution ne devra pas excéder 25 minutes.
Les propositions de contribution (environ une page indiquant un titre et l’orientation générale du propos accompagnée d’une présentation succincte de l’auteur) sont à adresser avant le 1er juin 2009 à Michel Offerlé (offerle@ens.fr), François Ploux (francois.ploux@wanadoo.fr) et Laurent Le Gall (legall-vidaling@wanadoo.fr). Les réponses aux propositions de contribution seront adressées dans la deuxième quinzaine de juin. La publication des actes est prévue par les organisateurs.
Colloque organisé par l’Université de Bretagne-Sud (CERHIO UMR 6258) en partenariat avec le GRHISPO (Groupe Histoire / Science politique) de l’Association française de science politique
Organisateurs
• Michel Offerlé (École normale supérieure)
• François Ploux (Université de Bretagne-Sud)
• Laurent Le Gall (Université de Bretagne-Sud)