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La question humaine

Un film de Nicolas Klotz (France, 2h24), sorti en salle le 12 septembre 2007

publié le jeudi 13 septembre 2007

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Par Igor Martinache

La « barbarie douce » [1] qui se développe aujourd’hui dans nos sociétés développées inspire décidément les réalisateurs à plus d’un titre. Entre mille, Eric Rochant montrait ainsi il y a près de vingt ans, à l’heure où certains vantaient les mérites du « grand marché européen », que nous habitions « un monde sans pitié », tandis que Gérard Jugnot [2] illustrait, non sans ironie, à quel point nous vivions « une époque formidable ». Mais dans le cas de Nicolas Klotz, dévoiler la dureté aussi implacable que diffuse du système socio-économique dans lequel nous baignons aujourd’hui relève pratiquement de l’idée fixe.

Après Paria (2001), ténébreux coup de projecteur sur le Paris des « sans-domicile », et La Blessure (2003), où l’on suivait le parcours du combattant d’un couple de « sans-papiers » originaire du Congo-Brazzaville, Nicolas Klotz vient cette fois montrer que la « barbarie douce » ne se cantonne pas aux marges de la société. C’est au contraire au cœur -si l’on peut dire- de sa production qu’il choisit d’appliquer son mélange bien à lui de réalisme dur et de poésie sombre. Il rompt aussi avec l’économie de paroles qui caractérisait ses deux précédents films, où la caméra suivait continûment et sans commentaire les héros modestes eux-mêmes peu bavards - manière de rappeler que les « sans » du monde social (sans-abri, sans-papiers, sans-terre,...) étaient réunis par le fait d’être « sans-voix ». Tout au long du film en effet, Mathieu Amalric, qui campe le narrateur et personnage principal, lit de larges extraits du roman de François Emmanuel dont le film est l’adaptation cinématographique [3].

Le héros donc -ou plutôt l’anti-héros-, Simon travaille comme psychologue à la direction des « ressources humaines » d’un grand groupe multinational de chimie. Celui-ci contribue sans se poser véritablement de questions, à sa mission qui consiste d’une part à sélectionner (les nouvelles recrues ou les futurs licenciés), et d’autre part à organiser des « séminaires » pour motiver les jeunes cadres très dynamiques, incarnations modernes comme il dit lui-même, des « moines soldats » - enfin, davantage soldats que moines si on considère leurs raves débridées où ils s’adonnent à des abus de drogues et de sexe. Jusqu’au jour où l’un de ses directeurs, Karl Lange (Jean-Pierre Kalfon) lui confie une mission un peu spéciale : surveiller le directeur général de la filiale française, Mathias Jüst (Michael Lonsdale), qui aurait perdu la raison. S’en suit une longue enquête au cours de laquelle Simon perd lui-même pied, en découvrant le passé trouble de ses supérieurs. C’est que celui-ci s’enracine dans l’ « expérience » nazie, ce qui conduit Simon à prendre conscience de la proximité entre son propre travail et celui des exécutants de la Shoah. Ainsi, dès le début de l’œuvre, le narrateur décrit ainsi la nouvelle culture d’entreprise à l’œuvre dans les séminaires de motivation :

« Les métaphores guerrières y prenaient une grande part, nous vivions par définition dans un environnement hostile et j’avais pour tâche de réveiller chez les participants cette agressivité naturelle qui pût les rendre plus engagés, plus efficaces et donc, à terme, plus productifs. J’ai vu dans ces séminaires des hommes d’âge mûr pleurer comme des gamins, j’ai œuvré à ce qu’ils relèvent la tête et repartent à l’exercice, avec dans leurs yeux cette lueur de fausse victoire qui ressemble, je le sais maintenant, à la pire des détresses. J’ai assisté sans sourciller à des déballages brutaux, à des accès de violence folle. Il était dans mon rôle de canaliser ceux-ci vers le seul objectif qui m’était assigné : faire de ces cadres des soldats, des chevaliers d’entreprise, des subalternes compétitifs »

On croirait lire les descriptions de l’historien Christopher Browning consacré à la transformation d’Allemands réservistes en massacreurs impitoyables de la Wehrmacht sur le front de l’Est [4]. Il peut paraître cependant choquant de comparer les « plans sociaux » à des actes génocidaires comme le suggèrent les auteurs de La question humaine. Il n’empêche, certaines similitudes donnent à réfléchir, comme l’euphémisation du langage pour masquer la brutalité [5] ou le rôle décisif des intermédiaires dans l’exécution des sales besognes. Un rapprochement qui est également au cœur des travaux très sérieux du psychosociologue Christophe Déjours, qui développe le thème de la « banalité du mal » dans le fonctionnement de l’économie capitaliste actuelle [6]. Or, il reprend justement ce concept à Hanna Arendt, qui l’avait elle-même développée à l’occasion de sa couverture du procès du nazi Adolf Eichmann dans les années 1960 [7].

Comparaison n’est pas raison comme on dit, et il s’agit avant tout pour François Emmanuel et Nicolas Klotz de mettre à jour l’inconscient et la brutalité voilée de l’organisation socio-économique actuelle, que d’aucuns surnomment « néolibéralisme ». Et à ceux qui pourraient, à la lecture de ces lignes, penser qu’ils ont affaire à un film à charge, sachez que Nicolas Klotz s’applique tout de même à restituer les côtés fascinants de ce modèle déshumanisant. Quoique là encore, on peut noter que la recherche esthète portée sur la vitesse, la musique et les corps « bruts » était elle aussi l’apanage des « élites » nazies.

Reste que si on peut regretter sa longueur un peu traînante, La question humaine (un titre dont on peut relever au passage le double sens) mérite tout de même le détour. Ne serait-ce que pour la scène finale, dont les mots sur un fond d’écran noir résonneront sans doute longtemps dans nos têtes...

NOTES

[1Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Le Goff (La Découverte, 2005), où celui-ci dévoile la déshumanisation des rapports sociaux qu’amène la « modernisation » à l’œuvre dans les institutions, notamment l’entreprise et l’école.

[2Titre de deux de leurs films, respectivement sortis en 1989 et 1991. Le second, malgré son classement parmi les comédies, fournit une peinture assez réaliste des relations très ambiguës qui peuvent exister entre les « habitants de la rue ». Coexistent ainsi souvent une concurrence exacerbée et une solidarité très forte, les deux n’étant sans doute que les deux faces d’une même situation de pénurie, ainsi que Thomas Sauvadet le suggérait aussi pour les jeunes résidents de quartiers pauvres (Le capital guerrier, Armand Colin, 2006)

[3La question humaine, Stock, 2000. A noter paradoxalement que le film est aussi long que le livre est concis - à peine une centaine de pages.

[4Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, Collection Histoire, 1994.

[5Un phénomène bien décrit par Jacques Kergoat dans Le monde du travail, ouvrage co-écrit avec Josiane Boutet, Henri Jacot, et Danièle Linhart, La Découverte, 1998.

[6Voir notamment Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.

[7Voir Eichmann à Jérusalem. Un rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966

Note de la rédaction

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