Par Igor Martinache
La « société civile » est aujourd’hui souvent parée de toutes les vertus -sociales, économiques et politiques-, y compris sous la plume des plus éminents philosophes. Or, cet engouement déjà présent chez Tocqueville n’est pas sans intriguer à l’heure actuelle, dans la mesure où, comme le relève Jean-François Bayart [1], il se retrouve aussi bien dans les discours néo-libéraux que dans ceux des altermondialistes. La confusion entretenue par la notion qui, comme la catégorie d’ « association » recouvre des regroupements très hétérogènes, n’y est sans doute pas étrangère, de même que l’idéologie du « désintéressement » qui permet non seulement de faire progresser une vision entrepreunariale et dépolitisée du traitement de certaines « causes » [2], que d’entretenir une certaine exploitation des travailleurs au sein de ces structures [3]. Quoiqu’il en soit, dans cet ouvrage tiré de sa thèse, l’auteure a voulu mettre à l’épreuve ces vertus supposées de l’engagement associatif qui les érigent en « école de la démocratie ». Pour discuter une abondante littérature sur le sujet -qu’elle présente du reste de manière très pédagogique-, elle s’est livrée à une « étude de cas élargie », suivant la démarche proposée par Michael Burawoy [4], en s’immergeant dans trois jeunes associations implantées dans différents quartiers populaires de Saint-Denis et Nantes à la fin des années 1990. Aucune n’a un objet explicitement politique puisque l’une propose un espace de parole pour personnes « en difficulté » avec notamment un projet humanitaire tournant autour de la rénovation d’un hôpital malgache, une autre des ateliers de danse et la dernière une insertion par la couture. Mais au-delà de cette présentation succincte, Camille Hamidi met en évidence une pluralité d’objectifs qui n’apparaissent d’ailleurs pas tous de manière identique aux yeux de leurs membres et évoluent au cours du temps.
Dans un premier temps, l’auteure se propose d’examiner les ressorts de l’engagement, c’est-à-dire non seulement les « raisons d’entrer » dans une association, mais également celles d’y rester. Elle s’inscrit pour ce faire dans le sillon tracé par la notion de « carrière » telle que développée par Howard Becker [5] et approfondie depuis notamment avec profit par Olivier Fillieule [6], ainsi que dans une approche en termes de configuration, à mi-chemin entre le niveau individuel préconisé par les tenants de la théorie - assez dominante aujourd’hui dans l’étude des mouvements sociaux - de la « mobilisation des ressources », et une approche au contraire structurelle et idéologique, telle qu’adoptée entre autres par les tenants de la thèse des « nouveaux mouvements sociaux ». Discutant ainsi lesdites approches tout au long de son propos, elle remet ainsi en cause par ses observations [7] certaines distinctions qui se sont imposées dans le lexique des analyses de l’action collective telles que celles entre bénéficiaires et « membres par conscience » ou gratifications matérielles et symboliques. Sans réhabiliter totalement la notion largement tautologique de « frustration relative » de Ted Gurr [8], elle montre cependant qu’un tel sentiment peut jouer dans un certain nombre de cas, qu’il s’agit cependant de resituer chaque fois dans la trajectoire biographique contextualisée de l’individu concerné. Elle montre ainsi par une série d’exemples qu’une certaine « désaffiliation » - suivant la formule de Robert Castel [9]- familiale et/ou professionnelle -les deux étant fréquemment liées- se retrouve chez nombre d’adhérents, de même qu’une pratique religieuse mais aussi une certaine distance vis-à-vis de la politique institutionnalisée. Ces conditions s’ajoutent à celles déjà mises en évidence par les travaux antérieurs, telles qu’une certaine « disponibilité biographique » - dont il s’agit toutefois de ne pas mésestimer la dimension subjective-, ainsi que des « ruptures biographiques » - dont il est de même difficile de détacher les dimensions objectives et subjectives, et le caractère de reconstructions a posteriori qu’elles peuvent dès lors revêtir dans le discours des individus concernés-, et le rôle des réseaux sociaux dans lequel ceux-ci sont inscrits. Camille Hamidi met enfin en évidence deux axes structurant, selon elle, l’espace des raisons invoquées par les agents pour rendre compte de leur engagement : l’un constitué par la proximité au public aidé par les associations, et l’autre par les conceptions de la solidarité invoquées - dont les pôles sont constituées d’une part par un « altruisme particulariste » et de l’autre par un « altruisme généralisé ». Les motifs qui conduisent une personne à entrer dans une association ne sont donc pas les mêmes que celles qui l’amènent à y rester, et ce sont donc ces seconds que l’auteure envisage ensuite. Les liens de sociabilité établis jouent alors un rôle majeur, encore qu’il faille remarquer que tous ne recherchent pas les mêmes : certains privilégiant des liens de sociabilité « légère » quand d’autres sont en quête au contraire d’une « sociabilité communautaire » plus impliquante. Plus encore, l’auteure remarque que ces nouvelles relations contribuent à la redéfiniton de l’identité sociale des individus engagés, notamment en les contraignant à adopter des comportements valorisés dans ce contexte. Si passer du côté de ceux qui « donnent » peut constituer une gratification symbolique importante, elle remarque cependant que l’endossement d’une telle identité de donneur est en fait traversée par une contradiction importante entre travail et plaisir, notamment au cours d’un voyage « humanitaire ». S’ajoutent enfin d’autres gratifications « matérielles » individuelles que l’auteure détaille ensuite, à commencer par l’acquisition de compétences « professionnelles », voire d’un véritable emploi venant souvent pallier une insertion professionnelle contrariée par ailleurs.
Dans la seconde partie, l’auteure traite des processus de socialisation à la démocratie qui peuvent -ou non- advenir au sein des associations. L’association comme « école de démocratie » peut revêtir deux significations différentes quoique non exclusives : celle d’un lieu où s’apprennent des modes de relation égalitaires, et celle d’un lieu où se développent un intérêt pour la chose publique - et les compétences associées. Concernant les normes de fonctionnement démocratiques, Camille Hamidi commence par rappeler que, contrairement à une idée répandue, celles-ci ne sont aucunement rendues obligatoires par la fameuse loi de 1901. Il n’en reste pas moins que la rhétorique démocratique est très prégnante dans la bouche des dirigeants, eu égard à sa force de légitimation, mais aussi peut-être pour masquer la déficience concrète de ces principes, du fait en particulier du processus de professionnalisation qui traverse le monde associatif dans son ensemble. Celui-ci se traduit en effet notamment par une élévation du niveau des compétences techniques qui, si elle a tendance à réduire les inégalités entre salariés, a cependant accru l’écart entre ceux-ci et les bénévoles, ou plus exactement les moins compétents d’entre eux (p.134). Autre obstacle à la démocratie associative, le poids des relations que leurs membres peuvent entretenir en dehors de son cadre, et qui tendent à court-circuiter les procédures de décision formelles. De ce fait, les critères de la délibération établis par Pamela Conover, Donald Searing et Ivor Crewe [10], à savoir la « publicité », la « non tyrannie » et l’« égalité politique »- ne sont que très imparfaitement respectés, et les modalités de participation proposées aux adhérents se limitent le plus souvent à des aspects techniques dont les implications plus profondes restent largement implicites. Or, « le fait de ne pas discuter publiquement des orientations de l’association aboutit à des évolutions qui ne sont pas discutées ni même parfois voulues par quiconque » (p.145). Il ne faut toutefois pas négliger également le fait que nombre d’adhérents ne souhaitent tout simplement pas spontanément s’investir dans la direction de l’association, et il en va de même pour la socialisation « démocratique » que l’auteure envisage ensuite. Concernant la réduction des préjugés, l’acceptation de l’altérité ou le développement d’une confiance - qu’elle soit « spécifique » ou « général » suivant la distinction de Robert Putnam- dépendent en fait largement de la configuration dans laquelle s’inscrit l’engagement associatif, ainsi que de la socialisation antérieure des individus considérés, et elle émet ainsi l’hypothèse que « les gens ne trouvent dans les associations que ce qu’ils viennent y chercher, c’est-à-dire que l’engagement associatif n’a pas d’effet en soi, indépendamment de la socialisation initiale et des dispositions des individus » (p.162).
Camille Hamidi étudie enfin l’influence des associations sur la politisation, c’est-à-dire sur le développement auprès de leur membre d’un intérêt pour la politique et des compétences associées. Elle s’interroge autrement dit sur la réalité de l’existence d’un principe de « vase communicant », selon l’expression de Johanna Siméant, entre engagement associatif et investissement dans le champ politique. Celui-ci se repère concrètement selon elle dans deux attitudes : la reconnaissance de la dimension conflictuelle des positions occupées, et la capacité à « monter en généralité » [11] à partir d’une situation particulière. Là encore, elle repère les multiples obstacles tant à cette montée en généralité - à commencer par la diffusion d’une « rhétorique de l’urgence »-, qu’à la conflictualisation - qui potentiellement coûteuse psychologiquement occasionne la mise en œuvre d’un certain nombre de « stratégies de déconflictualisation », tandis que les acteurs institutionnels du champ politique ne sont pas eux-mêmes sans constituer un frein, du fait de leurs attentes à l’égard des acteurs associatifs qu’ils assignent à un discours compassionnel. En somme, la politisation que permettrait l’engagement associatif est donc largement conditionnée, et l’auteure en conclut que celui-ci ne peut opérer que des « transformations limitées » et progressives en la matière.
Cet ouvrage propose ainsi une falsification empirique très bien menée des théories portant sur le « capital social », et démystifie ce faisant la naturalisation fréquente des vertus de l’engagement associatif. Si cette étude de cas en appelle d’autres, elle invite surtout les acteurs publics à s’intéresser de plus près à ce qui se joue au sein des diverses structures associatives sans s’en tenir aux discours de leurs promoteurs. Car si elles peuvent effectivement jouer un rôle dans la revitalisation du lien social et démocratique, ce n’est que sous certaines conditions qui sont loin d’être toujours remplies. Ce constat n’invite ainsi pas, au contraire, les pouvoirs publics à se désinvestir - financièrement notamment- des associations comme cela semble être la tendance aujourd’hui, notamment dans les quartiers pauvres. Car cette étude permet également de rompre avec un certain misérabilisme entretenu vis-à-vis de ces derniers, qui seraient rongés par l’anomie, de même qu’à l’égard des populations immigrées auxquels ils sont souvent réduits, ce qui n’est pas le moindre de ses mérites.