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La sociologie à l’épreuve de l’art

Un entretien de Nathalie Heinich avec Julien Ténédos (Paris, Aux lieux d’être, 2 vol., 2006-2007)

publié le mercredi 20 février 2008

Domaine : Sociologie

Sujets : Art , Culture

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Par Denis Saint-Amand [1]

À une époque où les sciences humaines sont régulièrement appelées à justifier leur(s) raison(s) d’être devant le tribunal néolibéral de la rentabilité et du profit, il faut saluer l’existence, au sein de la maison d’édition Aux lieux d’être, d’une collection « Entretiens ». Celle-ci permet en effet à différents chercheurs de retracer leur propre parcours en revenant sur certains travaux, réflexions épistémologiques et autres prises de position pour mieux les éclairer, mais aussi en relatant les causes profondes de leur engagement, les difficultés de leur entrée dans l’univers de la recherche et les aléas d’une profession qui ne coule jamais de source.

Cette dialectique de la vie et l’œuvre, Nathalie Heinich la synthétise de façon particulièrement captivante tout au long des cinq grands chapitres qui structurent ce double volume d’entretiens avec Julien Ténédos. Le dialogue s’ouvre, en toute logique, par un retour sur les années de formation de la sociologue et par cet incipit annonçant à lui seul la couleur : « Je ne suis pas issue d’une famille qui connaissait le monde intellectuel. Je n’avais pas d’universitaires dans mon entourage, encore moins de sociologues. » (t1, p. 7) Et pourtant, malgré ces faibles dispositions en la matière, Heinich vient à bout d’une maîtrise en philosophie, puis entre en contact avec Pierre Bourdieu qu’elle convainc de diriger sa thèse - grâce à « un titre improvisé au téléphone » (t1, p. 17). Nourrie dans le giron de l’auteur de La Distinction, Heinich se distanciera pourtant de son promoteur pour tenter de définir sa propre sociologie « en dehors de la pensée de Bourdieu, voire contre elle » (t1, p. 70). Quelques piques volontiers caustiques, disséminées ça et là au cours de l’entretien, permettent d’ailleurs de creuser un peu plus le fossé qui sépare la sociologue de son ex-mentor. Fustigeant les tendances hégémonistes de la « sociologie critique » - le mot est de Boltanski - et récusant certains de ses concepts qu’elle juge trop étroits sinon inadaptés (du champ, notion incapable de mettre au jour le jeu complexe de l’art contemporain, à la légitimité, cette « vieille problématique », t1, p.82), Heinich refuse de passer pour une épigone de Bourdieu, pour - et c’est également contre cette représentation potentielle que vont l’incipit et différentes anecdotes mettant en scène Nathalie Heinich en étudiante un peu marginale - une simple héritière [2].

En plus de cette progressive prise de distance, la première partie de la discussion permet de rendre compte du parcours mouvementé d’Heinich dans le monde de la recherche avant sa méritante entrée au CNRS. Des diverses enquêtes de commande aux publications difficiles, cette période a, d’après l’auteur, permis l’éclosion de différentes perspectives de recherches. Celles-ci ont la plupart du temps été développées au cours des dernières années, l’entretien permettant à Heinich de recentrer les tenants et aboutissants respectifs de ses principaux travaux. À notre sens, c’est sur la problématique de l’art contemporain que la sociologue livre ses études les plus pertinentes, de la mise au jour de l’importance des intermédiaires (critiques, organisateurs d’exposition et autres commissaires-priseurs) - dont le moindre des rôles n’est pas de forger un discours d’escorte dirigeant la réception des œuvres, au dévoilement des problématiques paradoxes inhérents à cette catégorie générique (par exemple, l’art contemporain, dont le but est de transgresser, est subventionné par l’État), en passant par une réflexion sur les enjeux spécifiques de l’art contemporain, bien distincts de ceux des arts classique et moderne.

Par la suite, Heinich revient sur les problématiques de l’identité (notamment la question de l’identité féminine, au long du quatrième chapitre) et de la dialectique des régimes de singularité et de collectivité. On y (re)découvre notamment tout l’intérêt d’une étude anthropologique consacrée à la réception de Van Gogh (La gloire de Van Gogh), qui mériterait une attention plus poussée. Rapprochant la figure du peintre hollandais du prototype du saint tel que le décrit Jacques de Voragine dans La Légende dorée (XIIIe siècle) tout en mettant au jour les éléments permettant de l’en distinguer, Heinich propose une intéressante approche du phénomène de consécration a posteriori, tout en relativisant l’image largement véhiculée du Van Gogh maudit, et illustre le caractère général et transposable de certains schèmes souvent considérés comme intrinsèquement corrélés au domaine religieux [3].

Les méthodes et fondements de la sociologie compréhensive et descriptive qui a fait le succès d’Heinich au cours des dernières années constituent bien sûr un fil rouge de cet entretien. L’enjeu de cette démarche, adoptée auparavant par Boltanski et Thévenot et désireuse de s’opposer à la posture démystifiante de Bourdieu, est de « prendre au sérieux la parole des acteurs » - c’est-à-dire à un vaste ensemble comprenant aussi bien la fiction (dans États de femmes, chez Heinich) que l’auto-discours (dans Être écrivain) - sans chercher à en dégager la dimension cachée, mais pour mieux saisir les représentations que génèrent tel et tel sujets ou pratiques. Si, personnellement, nous ne souscrivons pas vraiment à cette veine sociologique [4], il nous semble qu’un certain nombre de valeurs revendiquées par Nathalie Heinich et plusieurs de ses prises de position valent la peine d’être lues. Ainsi de cette fameuse neutralité axiologique, qui n’équivaut pas à une posture de retrait ou de renoncement face à l’engagement, mais qui prône la distinction des positions de chercheur, expert et intellectuel (t2, pp. 69-71). Cette impartialité, explique Heinich, fait trop souvent défaut aux gender studies et autres études féministes, lesquelles, par une manière de « confusion des rôles », intègrent à leurs domaines d’investigation des engagements citoyens qui, si ils sont intrinsèquement louables, en viennent à générer des « recherches médiocres » (t2, p. 19). Importante également, la place qu’Heinich confère à l’interdisciplinarité. Tout en mettant - une nouvelle fois - le doigt sur son statut paradoxal (la collusion interdisciplinaire est très recommandée en haut lieu, mais difficile à imposer dans les faits), la sociologue expose judicieusement les profits d’une option qu’elle a elle-même eu l’occasion d’expérimenter en travaillant sur les représentations fictionnelles de la relation mère-fille avec la psychanalyste Caroline Eliacheff : « Il ne s’agit pas du tout de nier l’existence [des frontières disciplinaires], mais de les mettre à l’épreuve, de les réaffirmer en les traversant. Il s’agit de passer d’une frontière à une autre lorsque l’objet le nécessite, en éprouvant la capacité de chaque discipline à traiter cet objet » (t2, p. 51).

Invitée, pour conclure, à réagir à l’éternelle question « À quoi sert la sociologie ? », Nathalie Heinich livre une réponse qui se veut résolument modeste « la sociologie doit servir à savoir », avant de préciser que tout ce que la discipline peut éventuellement permettre en plus n’est qu’une sorte de bonus, et de résumer, en une quasi-synthèse de son positionnement contre les prétendues visées hégémonistes de la pensée bourdieusienne : « au mieux, cela rend un peu moins bête. Ce n’est déjà pas si mal » (t2, p. 97).

On le voit, à travers ce très intéressant entretien, c’est un double portrait qui se dessine : celui d’une personnalité ambitieuse, cohérente et culottée, qui, à défaut de faire l’unanimité, ne laisse personne de marbre, et celui d’une veine sociologique qu’on ne pourrait mieux qualifier qu’en reprenant les épithètes que nous venons d’assigner à l’une de ses hérauts.

NOTES

[1Etudiant à l’université de Liège (agrégation en Langues et Littératures romanes).

[2Du moins, pas une héritière de n’importe qui. Max Weber, par exemple, est régulièrement salué pour l’importance qu’il accorde à la « neutralité axiologique », cheval de bataille d’Heinich. Le recueil Comptes rendus (Impressions nouvelles, 2007), collection de notes de lecture antérieurement parues dans différentes revues, permet à la sociologue de revendiquer auprès d’un public plus large certaines de ses influences, comme Norbert Elias.

[3En somme, une telle avancée avait été permise par Rémy Ponton, qui, dans un article sur le Parnasse, avait bien montré, en empruntant certaines réflexions de la sociologie religieuse de Max Weber que le mouvement des Impassibles fonctionnait de la même façon qu’une communauté de fidèles rassemblée autour d’un prophète. Voir Ponton, « Programme esthétique et accumulation de capital symbolique. L’exemple du Parnasse », dans Revue française de sociologie, XIV, 1973, pp. 202-220.

[4Il n’est pas lieu de développer ici notre opinion sur les méthodologie et perspective épistémologique qui sous-tendent des travaux comme L’Élite artiste, Être écrivain ou encore États de femmes et Mères-filles. Celle-ci se rapproche en de nombreux points des commentaires proposés par Anthony Glinoer dans « Ce que la littérature fait à la sociologie de l’art. Remarques à propos de L’Élite artiste de Nathalie Heinich », COnTEXTES, Notes de lecture, 20 novembre 2006, URL : http://contextes.revues.org/document174.html.

Note de la rédaction

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