Par Igor Martinache
Si conformément aux injonctions de Durkheim, les sociologues ont le devoir de s’écarter des prénotions de leur temps, rien ne les oblige pour autant à prendre leurs distances avec l’actualité. Le tout étant de ne pas reprendre sans les discuter les objets telle que cette dernière les construit. Or, qu’il s’agisse du rapport Varinard [1], de l’accroissement préoccupant des suicides en détention - notamment de la part de mineurs-, des affrontements de « bandes » rivales, mais aussi des récents mouvements émeutiers, en France ou, plus récemment, en Grèce, la jeunesse et ses déviances font très réguliérement la Une des journaux. Alors que le président de la République vient de décider de créer un Haut-commissariat à la jeunesse [2] il n’est d’abord pas inutile de rappeler que, comme le disait Pierre Bourdieu, « la jeunesse n’est qu’un mot » [3], c’est-à-dire que les conditions d’entrée dans l’âge adulte sont loin d’être homogènes selon les origines sociales.
Bref, l’objet auquel Gérard Mauger [4] a choisi de consacrer un état des lieux sociologiques semble déjà largement investi par l’intérêt public, et les idées préconçues qui l’accompagnent fréquemment. Celles-ci ont déjà été largement battues en brêche par plusieurs travaux sociologiques. On pense bien évidemment au petit ouvrage que Laurent Mucchielli avait consacré il y a quelques années à cette entreprise [5]. Celui-ci y disséquait notamment la construction problématique des statistiques policières, et mettait bien en évidence notamment le rôle d’« entrepreneurs de morale » dans la construction progressive d’une véritable « frénésie sécuritaire » [6]. Dans une veine similaire, Laurent Bonelli s’est attelé, dans son travail de thèse, à reconstituer la genèse sociale de cette nouvelle fausse évidence que constitue l’insécurité [7] Alain Tarrius et Lamia Missaoui de leur côté ont mis en lumière une figure de trafiquants de drogue bien éloignée des clichés traditionnels : les jeunes d’origine favorisée dans la région de Perpignan [8]. On peut enfin renvoyer à une autre enquête de Laurent Mucchielli, dans laquelle celui-ci s’applique à déconstruire un autre stéréotype médiatique : les viols collectifs, dits « tournantes » et la lecture culturaliste imposée par les médias [9]. Pourtant, en dépit de ces enquêtes [10] et du travail de vulgarisation qui les a accompagné, l’approche sécuritaire semble paradoxalement continuer sa progression, y compris désormais dans le monde académique [11]. Sans doute faut-il y voir une nouvelle démonstration de la force des émotions -ici la peur- face au raisonnement, l’expérience directe ou indirecte que chacun pouvant faire des actes délictueux agissant comme un miroir déformant qui l’emporte bien souvent sur la réflexion sociologique [12]
Les « Repères » que nous propose aujourd’hui Gérard Mauger viennent donc enfoncer un nouveau coin dans l’édifice de ces représentations politico-médiatiques dominantes. Il revient dans un premier temps sur la construction de cet objet que constitue la « délinquance juvénile », en rappelant avec Durkheim et Howard Becker le caractère relatif de la « déviance », indissociable du processus d’ « étiquetage ». Finalement, les actes définis comme déviants à une époque et dans une société donnée en disent quelque part plus long sur le système de valeurs et de normes dont cette dernière est porteuse que sur ceux qui les commettent [13] . La délinquance constitue elle les actes de déviance dont la pénalité est explicitement prévue par la loi, mais sa mesure n’en est pas moins problématique, que la source en soient les statistiques policières ou judiciaires, les enquêtes par victimation ou par « autorévélation ». Toutes convergent cependant à pointer la surreprésentation parmi les auteurs de tels actes de jeunes hommes. Ce qui a conduit très tôt à l’élaboration de « théories » plus ou moins scientifiques pour rendre compte de ce phénomène.
C’est à leur présentation quasi-exhaustive qu’est ambitieusement consacré le deuxième chapitre. Dense, celui-ci s’avère plus difficile d’accès au lecteur non-averti, malgré les classements proposés par Gérard Mauger de ces modèles en fonction de leurs points de vue professionnels, puis des « schèmes d’interprétation ». Sans pour autant verser dans la caricature, on pourrait avancer que les deux pôles de ce fourmillement théorique initié aux Etats-Unis sont constitués d’une part par les théories qui, à l’instar du « paradigme actionniste », mettent l’accent sur la rationalité de l’acteur délinquant [14], et d’autre part les analyses en termes de socialisation, cependant loin d’être homogènes, selon qu’elles penchent vers la recherche de défauts d’agents socialisateurs ou vers l’analyse en termes de « carrière » dans le sillage d’Howard Becker.
Ces schèmes d’interprétation servent ensuite à analyser dans les deux chapitres suivants les transitions entre trois époques de la délinquance juvénile en France : des « blousons noirs » aux « loubards » puis de ceux-ci aux « jeunes des cités ». Gérard Mauger offre ici, conformément à l’esprit de la collection, une bonne synthèse des recherches effectuées sur ces thèmes [15]. Cela lui permet de bien resituer ces glissements morphologiques dans le cadre des transformations qui ont affecté les structures économiques et sociales, de montrer les relations ambiguës que ces jeunes entretiennent avec les styles de vie « conformes » qu’ils rejoignent souvent par la suite, par crainte notamment de tomber dans une « clochardisation » synonyme à leurs yeux de « mort sociale », enfin et surtout de se livrer à une analyse en termes de capitaux [16].
Ainsi qu’il le détaille dans un autre ouvrage [17], Gérard Mauger avance ici contrairement notamment à Thomas Sauvadet que l’espace des jeunesses populaires n’est pas structuré par une mais trois formes de capitaux : « agonistique », économique et culturelle. Selon que les agents considérés seront davantage dotés de l’un ou l’autre, ils se situeront plutôt vers le pôle, respectivement, de la « bande », du « milieu » ou de la « bohème ». Mais cette analyse en termes de capitaux permet également selon Gérard Mauger de rendre compte des « conversions » possibles, au sein de l’univers des pratiques déviantes, mais aussi vers « l’espace des styles de vie conformes ». La détention d’un certain volume de capital économique peut ainsi permettre une reconversion dans l’artisanat ou le commerce, que l’auteur qualifie de« pôle de l’embourgeoisement », tandis qu’un capital culturel peut favoriser l’accès à une profession intellectuelle autodidacte et un capital agonistique être reconverti en capital « corporel » disposant aux métiers de force. Gérard Mauger n’hésite pas pour appuyer son modèle à convoquer les analyses d’illustres historiens comme Georges Dumézil ou Georges Duby, qui avaient chacun à leur manière repéré la récurrence d’une organisation sociale triadique autour des principes de domination qu’incarnent la force, la richesse et le savoir. Un rapprochement qui en fera sans doute sourciller certains. Il n’en reste pas moins que cette analyse et plus largement la synthèse critique que livre ici Gérard Mauger constitue une base solide pour reconsidérer sérieusement les trois formes principales de politiques publiques de traitement de la délinquance : la « neutralisation » (via l’incarcération), la « dissuasion » et la « réhabilitation » entendue comme un traitement psychologique de l’individu délinquant. « Sans nier les effets psychologiques engendrés par des conditions sociales d’existence précaires, la sociologie considère en effet que la délinquance n’est pas une maladie [...] Si l’on s’en tient à l’explication sociologique d’un fait social, quel qu’il soit, le projet de le transformer (ou de l’abolir) passe par le changement des structures sociales qui l’engendrent » (p.109-110). Aux vastes poltiques structurelles que cela implique peut cependant s’adjoindre un travail social fondé sur une « économie du capital symbolique » - la question de la « reconnaissance » étant en ce domaine comme en d’autres centrale-, consistant à « réformer les habitus » en accompagnant les jeunes concernés dans la reconversion de leurs dispositions. Mais comme le note finalement Gérard Mauger, « la pérennité de ces conversions reste suspendue à la possibilité de se projeter dans l’avenir qui dépend elle-même de la maîtrise du présent et, en particulier, des possibilités d’insertion professionnelle, c’est-à-dire, en définitive, de politiques structurelles ». Si les dirigeants veulent réellement traiter les phénomènes de « délinquance juvénile », ils savent ce qu’il leur reste à faire...