Par Igor Martinache
L’évacuation « musclée » des sans-papiers de la Bourse du travail de Paris par le service d’ordre de la CGT le 23 juin dernier -ou plus exactement sa représentation médiatique- semble à elle seule résumer les contradictions qui traversent le syndicalisme français aujourd’hui [1]. A écouter les commentateurs, y compris les plus avertis, les centrales syndicales « historiques » se seraient éloignées du monde du travail, faute de s’être adaptées à ses transformations (tertiarisation, précarisation, hausse du chômage, fragmentation des collectifs de travail via la sous-traitance et l’intérim, etc.) et d’une coupure entre permanents du siège et adhérents locaux [2]. D’autres analyses pointent également l’individualisation du rapport au militantisme par laquelle l’adhésion « post-it » aurait succédé à l’engagement par les « timbres » [3], sans parler des thèses qui célèbrent les « nouveaux mouvements sociaux » qui auraient succédé aux traditionnels conflits du travail [4]. L’actualité récente suffit pourtant à rappeler que ces derniers sont bien loin d’avoir disparu - et il ne faudrait pas croire que la « crise » en marquerait une simple résurgence [5].
Certes, seuls 8% des salariés français sont syndiqués aujourd’hui, un taux bien faible en comparaison avec les taux de 30% recensés en Allemagne, 69% en Belgique ou 88% au Danemark. Le sens de telles comparaisons est cependant très limité dans la mesure où le contexte institutionnel est très différent d’un pays à l’autre [6], mais force est cependant de constater l’érosion continue des effectifs syndicaux depuis la fin de la Seconde guerre mondiale (le taux de syndicalisation français était de 40% en 1949 et encore de 25% en 1977 [7]). Il n’est dès lors guère étonnant que les organisations syndicales aient érigé le recrutement de nouveaux adhérents, autrement dit la syndicalisation, en enjeu prioritaire. C’est à celui-ci qu’est donc consacré le dossier de cette nouvelle livraison de la revue Politix [8]. Plutôt que de s’intéresser comme (trop ?) souvent à la désyndicalisation et au désengagement, les différents contributeurs ont en quelque sorte pris le problème à l’envers, en s’interrogeant sur les raisons et le sens de l’adhésion des salariés concernés, malgré les obstacles qui se posent à eux. Leurs travaux ont ainsi en commun de s’intéresser de près au fonctionnement des sections locales des syndicats, permettant au passage de battre en brèche certaines idées du sens commun sur la question.
Contre la représentation dominante de la CGT comme une organisation rigide, unifiée et centralisée, Françoise Piotet montre au contraire qu’elle correspond au contraire à une « anarchie (plus ou moins) organisée ». Etudiant la mise en oeuvre de la politique de syndicalisation - décidée lors du 47e congrès de la confédération en 2003- dans une UD (Union départementale) du Sud-Ouest, elle constate en effet la grande faiblesse de l’organisation formelle et notamment des liens entre les différentes structures locales. Une huitaine de monographies établies au sein de différentes sections CGT dans divers secteurs l’amène également à remarquer avec d’autres la grande variété des conceptions de l’action syndicale -et plus largement de la société- qui peuvent séparer les différentes composantes de la confédération de Léon Jouhaux. Loin de l’isomorphisme organisationnel avec l’État souhaité par celui-ci, elle observe ainsi qu’il existe « autant de CGT que de syndicats » qui en sont membres.
Changement de décor confédéral avec Cécile Guillaume et Sophie Pochic, qui s’intéressent pour leur part à la politique de syndicalisation de la CFDT, pionnière en la matière, puisqu’elle fut lancée dès 1976. Elles montrent ainsi comment la transition vers un « syndicalisme d’adhérents » a accompagné le tournant réformiste de la confédération, même si en réalité cette notion d’adhérent dissimule une tension latente entre les figures du « consommateur » et du « militant ». Elles montrent également le relatif succès, du moins initial, de la politique des « développeurs » initiée en 1987, consistant à spécialiser des militants proches du « terrain » dans le recrutement de nouveaux adhérents afin de contourner une certaine inertie des structures intermédiaires. Mais cette appropriation toute relative de la syndicalisation par la base n’est elle-même pas exempte de contradictions comme les auteures le pointent, et qui résident notamment dans une sélection non avouée des militants par le niveau de diplôme et plus largement dans l’enjeu de la « professionnalisation » des pratiques syndicales, qui aboutit notamment à ce que nombre de nouveaux adhérents ressentent une difficulté à « trouver leur place ».
Une autre question trop rarement abordée est celle du -ou plutôt des- sens que les militants syndicaux investissent dans leur action. Déjà évoquée par l’article de Françoise Piotet, celle-ci est au coeur de la contribution de Karel Yon. A partir de l’étude de la CGT-FO et en particulier des (nombreux) stages de formation organisés au sein de cette confédération, il montre comment la culture organisationnelle, caractérisée par le fédéralisme organisationnel et une nette mise à distance de la politique, est concrètement appropriée par les militants. L’auteur mobilise la notion de « style de groupe » forgée par les sociologues de la culture Nina Eliasoph et Paul Lichterman [9] qui postule que les cadres sociaux « filtrent » la culture d’un groupe et invite donc à être attentif aux contextes des interactions, et en particulier à trois dimensions : la « frontière du groupe », qui représente la carte symbolique sur laquelle se situent les acteurs, les « liens du groupe », avec un accent sur les obligations morales que se fixent ces derniers, et les « normes langagières » qui règnent dans le groupe. Karel Yon met ainsi en évidence les multiples manières dont les adhérents reçoivent les mots d’ordre confédéral, et notamment la récente valorisation de l’interprofessionnel, et permet ce faisant notamment d’éclairer la contradiction entre une scène confédérale récemment radicalisée à gauche et des sections locales où domine assez souvent une certaine modération.
Retour à la CGT avec Jean-Gabriel Contamin et Roland Delacroix, qui à partir de l’étude locale de l’UD du Nord, mettent en évidence différents types d’engagement parmi les adhérents. Combinant une analyse des correspondances multiples pour tenter expliquer les variables reflétant un éventuel pluri-engagement des adhérents par divers facteurs socio-démographiques ou d’opinions, et une série d’entretiens approfondis, ils distinguent ainsi les « enfants de la famille », présentant un pluri-engagement mais à l’intérieur de la constellation communiste (PCF, Secours populaire, Mouvement de la Paix, etc.), les « non partisans » dont l’engagement cégétiste se complète auprès d’associations situées cette fois hors de son orbite, et les « usagers » qui se caractérisent par un mono-engagement syndical, qui n’est cependant pas toujours réductible à un rapport utilitaire. Distinguant ensuite plusieurs sous-catégories, les auteurs invitent surtout par cette typologie à s’interroger sur les frontières de l’engagement syndical. Réitérant le constat d’une certaine faiblesse des liens de l’UD avec les divers syndicats du Nord, ils mettent ainsi en évidence la pluralité des formes d’engagement à la CGT, et ce faisant l’évolution de la place de cette UD dans l’espace local des mobilisations. Si certaines questions restent en suspens, notamment quant à l’articulation synchronique et diachronique de ces différentes dimensions de l’engagement cégétiste, ils contribuent à invalider une fois de plus une opposition stricte entre les confédérations traditionnelles et les syndicats autonomes et autres coordination, mais aussi avec les « nouveaux mouvements sociaux ».
Les deux dernières contributions de ce dossier portent sur un enjeu majeur : la syndicalisation auprès des salariés précaires. Jean-Michel Denis s’intéresse de son côté au secteur du nettoyage industriel, où les obstacles au syndicalisme sont nombreux : une organisation en « chantiers », souvent en effectifs réduits, un primat de la sous-traitance, et surtout un salariat très précarisé, à la qualification peu reconnue et fréquemment d’origine étrangère -l’un n’étant sans doute pas [10]. Après avoir détaillé ces différents facteurs, l’auteur décrit les stratégies mises en œuvre par les organisations syndicales pour toucher ces salariés « invisibles » à plusieurs titres, mais pointe également les tensions qui existent entre les différentes branches auxquelles ils peuvent se rattacher (celle du nettoyage contre celle auxquelles appartiennent les entreprises « nettoyées »). Reste que, parce qu’il se situe justement aux marges du monde du travail, ce secteur réside au cœur des enjeux qui le traversent, les mobilisations y sont malgré tout possibles, comme le rappellent les succès des salarié-e-s d’Arcade en 2002, ou, aux Etats-Unis, de la campagne « Justice for Janitors » [11].
Sophie Béroud analyse pour sa part deux « expériences » menées par les militants de la CGT pour tenter d’organiser des précaires dans des bassins d’emploi, l’une dans une usine de construction de camions à Vénissieux, et l’autre dans le centre commercial de La Part-Dieu à Lyon. Elle met bien en évidence les multiples tensions au cœur de ce type d’entreprises, l’opposition entre intérimaires et "stables" déjà bien montrée par Michel Pialoux et Stéphane Beaud [12], la dispersion des salariés entre plusieurs employeurs, ou encore la tension entre la nécessité de recréer du collectif et la mise en conflit de certains enjeux voulue par la confédération. Pour l’auteure, ces expériences mettent également en évidence les contradictions inhérentes aux organisations syndicales qui, si elles peuvent valoriser symboliquement en haut-lieu ce type de démarches, n’y consacrent pas pour autant les moyens logistiques et financiers appropriés, de même qu’elles ne prennent guère le temps de les penser, comme le montre une étonnante incapacité à mutualiser les expériences menées localement dans d’autres régions.
Deux articles hors-dossier complètent ce numéro, qu’il est par ailleurs intéressant à mettre en regard, dans la mesure où tous deux abordent la question de la reconfiguration du champ politique, mais à partir d’entrées presque opposées : l’une "par le bas", l’autre plutôt "par le haut". La contribution d’Hélène Combes porte ainsi sur la mutation du champ politique mexicain à partir d’une démarche ethnographique assez originale, consistant à reconstituer l’"économie morale" des trois principaux partis à travers l’observation de leurs meetings respectifs de fin de campagne présidentielle en 2006. Elle met ainsi en évidence le rôle majeur des militants de base dans la transformation des partis et des pratiques militantes. Carole Sigman revient elle à partir de son travail de thèse sur les premières élections libres organisées en Russie en 1989 et 1990. Elle montre au contraire comment la compétition « transparente » promue par la Perestroïka a paradoxalement aboutit à la récupération des clubs informels censés incarner l’opposition démocratique par les apparatchiks, et invite ce faisant à remettre en question certains découpages traditionnellement admis, qui empêchent notamment de remarquer que certains acteurs peuvent circuler entre des espaces a priori opposés, ou que "ce qui compte n’est peut-être pas tant les élections elles-mêmes et la "valeur faciale" de leurs résultats que ce qui se joue entre les élections" (p.198).
Ces contributions renforcent à leur manière l’un des enseignements principaux de ce numéro, à savoir l’invitation à dépasser les dichotomies véhiculées par le sens commun et fortement empreintes de normativisme, qui conduisent par exemple à opposer un centre sclérosé et dirigiste à une organisation locale aussi spontanée qu’exempte de contradictions. S’il ne permet pas de résoudre le « problème » de la syndicalisation, il ouvre un certain nombre de pistes de réflexion qui pourront intéresser tant les chercheurs que les militants syndicaux, et ce, à quelque niveau qu’ils se situent.