Par Igor Martinache
Il est rare qu’un film destiné au « grand public » constitue un excellent matériau sociologique (et réciproquement...). Tel est pourtant le cas de La voix de son maître. C’est d’ailleurs ce qu’ont dû penser Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, qui tour à tour firent interdire le film sous leurs présidences respectives. Et pourtant, les deux apprentis réalisateurs (aujourd’hui largement « reconnus ») [1] n’ont pas cherché à prendre au piège leurs sujets, bien au contraire. C’est peut-être justement pour cela que leur documentaire est aussi corrosif.
La trame du film est donc constituée, pour employer le jargon sociologique, de douze entretiens individuels semi-directifs [2] avec douze dirigeants de grandes firmes françaises, ainsi que d’un entretien collectif avec six d’entre eux, le tout passant ensuite au révélateur du montage [3].
Notons d’emblée l’habile ambivalence du titre. Reprenant une fameuse expression libertaire servant à désigner les médias, celui-ci ne suggère pas seulement qu’il s’agit ici de donner la parole aux (grands) patrons [4], mais aussi que ces derniers ne seraient en fin de compte que les hauts-parleurs d’une position sociale qui les dépassent, si l’on peut dire. Ainsi, il ne s’agit pas de clouer ici au pilori les individus qui s’expriment dans le film, mais d’observer à travers eux un « habitus » propre à une certaine position dominante dans le champ économique [5].
Difficile de savoir si les intéressés ont perçu la subtilité. En tous cas, il les fait réagir. Ainsi, d’entrée de jeu, Michel Barba qui présidait alors Richier, affirme « ce titre, La voix de son maître, je le trouve exécrable ». Et les dirigeants réunis autour de la table de deviser alors sur l’opportunité de conserver le terme de « patron ». Pour certains, son étymologie suggère bien la dimension paternaliste qu’ils entendent donner à leur fonction. Mais pour la majorité d’entre eux, il ne cadre plus avec les transformations que leur métier est en train de connaître [6]. S’ensuit un « brainstorming » pour dénicher un nouveau qualificatif pour s’auto-désigner, d’où ressortent les savoureux « le nouvel animal politique », « les conquérants du possible » ou, plus modestement, « les gagneurs ». Tous s’accordent en tous cas à dire qu’ils incarnent un « nouveau style d’homme » pour qui décider, diriger, prendre des risques et devoir convaincre est d’abord affaire de plaisir.
Une fois cet exercice d’identification effectué, chacun revient sur la manière dont ils sont devenus « patrons », et cherche plus particulièrement à décrire le moment où il s’est subjectivement senti appartenir à cette catégorie. Et tous d’insister sur le chemin parcouru, surtout quand, comme Jean-Claude Boussac, ils ont hérité de l’affaire familiale.
Les divergences d’opinion - du moins dans le discours- apparaissent quand il s’agit de disserter sur le thème de la démocratie en entreprise. Tandis que Gilbert Trigano, président-fondateur du Club Med, se présente comme un simple « G.O. » (« Gentil Organisateur », ainsi que doivent se désigner les salariés du groupe) et regrette d’avoir été nommé par le Conseil d’Administration, tout en étant assuré qu’il serait élu par ses employés, Francine Gomez répond elle d’un ton cinglant que dans un système démocratique, « les gens doivent être aimés, c’est idiot », et Jacques de Fouchier (Paribas) d’affirmer que « l’entreprise ne peut vivre que dans le cadre d’une constitution monarchique ».
Tout au long du documentaire, la vision du monde déployée ces chefs d’entreprise est ainsi particulièrement édifiante. Ainsi François Dalle, alors Pdg de L’Oréal (et à l’origine de la censure du film), explique-t-il « ne pas avoir l’impression de commander » les quelques vint-deux mille salariés que compte son groupe. Il veut dire en fait qu’il n’exerce pas de « commandement à la voix », avant de déclarer que « le pouvoir ne revêt jamais l’allure d’un pouvoir autoritaire ». Instructif. C’est que, par moments, les héraults du film revêtent l’habit d’excellents professeurs de sciences politiques, mais aussi d’économie et de sociologie. Ainsi, Michel Barba de redécouvrir implicitement le concept bourdieusien de « champ » quand il explique qu’il n’existe pas de club des multinationales, celles-ci se livrant une concurrence acharnée, mais qu’il règne malgré tout une certaine connivence entre leurs états-majors, sortis des mêmes écoles [7]... Et François Dalle de décrire très pédagogiquement le renversement du pouvoir qui s’est opéré entre capital et travail avec le développement des marchés financiers (le premier initialement immobile devenant ainsi mobile, et réciproquement pour le seconde), avant d’affirmer lui aussi que l’autogestion est à ses yeux impossible, tout groupe de travailleur ayant besoin d’un chef. Il énonce ce faisant, peut-être sans le savoir, la « loi d’airain de l’oligarchie » énoncée par Roberto Michels.
Tout au long du documentaire, les dirigeants ont à coeur d’afficher leur sincérité - le mot étant d’ailleurs un des plus récurrents dans leur bouche. Celle-ci apparaît cependant particulièrement douteuse lorsqu’arrive le thème du dialogue social dans l’entreprise. Ainsi Bernard Darty, de l’entreprise éponyme, décrit-il le « traumatisme » du chef d’entreprise quand la première section syndicale se monte dans son entreprise, car cela lui envoie le message que « tous ne sont pas heureux dans son entreprise » (sic). Un drame que n’a heureusement pas eu à vivre Jacques de Fouchier, qui a même, selon ses dires, été obligé de demander à son personnel d’élire des représentants. A les écouter, tous entretiennent des rapports très cordiaux avec les élus syndicaux - Fouchier affirmant même qu’il serait sans nul doute un « petit chef syndical » s’il était « de l’autre côté de la barrière », et Gilbert Trigano d’affirmer qu’une « solution serait de changer les rôles » entre patron et dirigeants syndicaux pour qu’ils comprennent le point de vue de l’autre. On peut cependant lire dans de tels propos un déni de la conflictualité, autrement dit de la dimension politique de l’entreprise. Un discours on ne peut plus ambivalent qui culmine sans doute dans la tirade -hilarante, il faut bien l’avouer-, d’Alain Gomez (Saint-Gobain Emballages). Celui-ci imite en effet avec brio le point de vue syndicaliste sur les relations sociales dans l’entreprise, avant de présenter un argumentaire opposé, celui des patrons, puis de déclarer « les deux sont vrais ». On ne peut s’empêcher de repenser à cette fameuse scène du film de Patrice Leconte, Ridicule (1996), où l’abbé de Villecourt termine sa « démonstration publique de l’existence de Dieu » en déclarant au roi, « mais quand il plaira à votre Majesté, je pourrais tout aussi bien démontrer le contraire ».
En somme, si ce documentaire livre une parole rare et relativement libre des patrons, force est de constater qu’un certain décalage subsiste malgré tout entre le discours et la pensée. Certains lapsus (mais en sont-ils vraiment ?) peuvent ainsi être repérés. Comme lorsqu’Alain Gomez parle de « critères objectifs, c’est-à-dire économiques » ou que Jacques Lemonnier déclare qu’ « il faut que chaque personne de l’entreprise apprenne à reconnaître son chef ». Cela rappelle la difficulté à enquêter auprès de dominants fortement dotés en capital culturel [8]. Reste que le film de Gérard Mordillat et Nicolas Philibert (utilement complété sur le Dvd par un entretien récent avec les réalisateurs et donc une analyse du film par Frédéric Lordon) est particulièrement riche d’enseignements. Le dernier n’étant sans doute pas qu’une telle entreprise consistant à faire parler aussi librement les douze apôtres du capitalisme français ne serait sans doute plus réalisable aujourd’hui...