Par Igor Martinache
Cela fait dix ans maintenant que Mohammed VI, surnommé non sans raisons « M6 », a accédé au trône de la monarchie alaouite, suite au décès de son père, le redouté Hassan II. Un constat s’impose d’ores et déjà : le "printemps marocain" annoncé n’a pas eu lieu, et a suscité de ce fait de nombreux espoirs déçus [1]. Maître de conférences en histoire du Maghreb [2] contemporain à l’Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne et auteur de plusieurs ouvrages de références sur le Maroc [3], Pierre Vermeren propose ici un bilan plus contrasté de ce début de règne. Remontant dans l’histoire récente du royaume pour éclairer le présent, il brosse un tableau assez large de la société marocaine, et plus particulièrement de ses élites, afin de montrer que les lignes y bougent malgré tout, même si la pesanteur des structures institutionnelles et mentales rendent le changement bien plus lent que ne l’espèrent certains.
Malgré son statut académique, l’auteur adopte un style plutôt journalistique, dans le bon sens du terme, comme en témoignent également des références principalement puisées dans la presse marocain de tous bords. Après une longue introduction qui propose un bref tour d’horizon du contexte international pour le Royaume un découpage en quatre séquences du début de règne de Mohammed VI : un état de grâce jusqu’au 11 septembre 2001, auquel ont succédé les « pressions islamistes » interrompues par les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, la difficile canalisation du « spectre du terrorisme » jusqu’à l’été 2007, et enfin ce que l’auteur désigne comme un « gouvernement royal de combat », c’est-à-dire une reprise en main vigoureuse de la vie politicienne, initiée par la nomination d’Abbas El Fassi à la primature le 7 septembre 2007 et surtout le départ de Fouad Ali El Himma [4] du gouvernement un mois plus tôt pour recréer une opposition politique alternative au Parti de la Justice et du Développement (PJD) islamiste : le Parti Authenticité et Modernité [5].
On comprend rapidement à la lecture des analyses de Pierre Vermeren que la vie politique, économique et sociale marocaine est tout sauf évidente à déchiffrer. Celle-ci est en effet travaillée de multiples contradictions, dont beaucoup tirent leur source dans l’histoire plus ou moins récente du pays : ainsi en est-il des relations avec les anciens colonisateurs français et espagnol, avec le voisin algérien - que la question du « Sahara occidental » suffit à résumer -, mais aussi avec les populations berbères, juives ou encore « islamistes » [6], ainsi que les résidents marocains à l’étranger [7]. L’ouvrage se divise en deux grandes parties, la première étant consacrée au système politique et ses difficultés à « évoluer », tandis que la seconde porte sur les aspects sociaux et économiques.
L’auteur s’applique donc dans un premier temps à décrire la place on ne peut plus centrale qu’occupe le roi dans l’organisation politique. Mais si celui-ci peut à bien des égards être qualifié de « monarque absolu » depuis le « coup de force » de Mohammed V - grand-père de l’actuel souverain - contre les oulémas, qui a imposé à l’indépendance une transmission héréditaire du sultanat en lieu et place de la traditionnelle désignation de l’héritier du trône par ces derniers, il ne faudrait pas pour autant penser que l’exercice du pouvoir ne demande aucun doigté, ni qu’il ne laisserait place à aucune nuance ou à aucune opposition de se manifester. Tout en louant les mérites de la « gouvernance » ou de la transparence, le roi maintient les circuits décisionnels informels dont il a hérités, qui se matérialisent dans un « jeu complexe » de conseillers, et qui laissent aux mécanismes ministériels un rôle très secondaire [8]. Concentrant les quatre pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire, mais aussi spirituel, en tant que « Commandeur des croyants » - Amir Al Moumimine- comme l’a fort habilement « rappelé » Hassan II), Mohamed VI incarne cependant dans son style monarchique une rupture par rapport à celui de son père, Hassan II, et en particulier par rapport au climat des « années de plomb » que celui-ci a fait peser entre 1975 et 1991 sous l’égide de son redoutable ministre de l’Intérieur Driss Basri - significativement limogé par Mohammed VI peu après son accession au trône. Éloigné des médias, « transparent », charitable et attiré par les paillettes de la jet-set, « M6 » tranche avec l’autoritarisme paternel, et se veut d’ailleurs l’incarnation d’une « monarchie exécutive » et « citoyenne » dans l’air du temps, y compris dans son caractère imprécis. Ce n’est en fait pas un homme seul qui dirige le royaume qu’un réseau assez vaste qui gravite autour du Makhzen (la maison royale) sans pour autant être contrôlée par cette dernière. Les technocrates ont en particulier une place de choix dans le système économique depuis le milieu des années 1990, et en particulier le corps des Ponts, c’est-à-dire les anciens polytechniciens ayant fait leur « application » dans cette école d’ingénieurs. Pierre Vermeren décrit finement ces réseaux entremêlés avant de se livrer au même exercice concernant l’état-major militaire. La réforme institutionnelle et le système partisan sont également analysés avec une certaine finesse par l’auteur, celui-ci pointant les multiples tensions qui les traversent et expliquent pourquoi la transition d’une démocratie formelle vers une démocratie « réelle » s’opère prudemment, et sans direction prédéfinie.
Après cette longue étude des « élites », la seconde partie de l’ouvrage est donc consacrée à la société et à l’économie marocaine. Sont ainsi abordés les principales questions qui ont animé le débat public. La « contamination salafiste » tout d’abord, qui constitue une réelle phobie pour le Makhzen, bien conscient que celle-ci est d’abord et avant tout alimentée par la misère dans un pays où l’Islam malékite porte une longue tradition de modération. Le défi est ainsi pour le pouvoir « d’élargir la classe moyenne sans amputer les privilèges des nantis, de manière à sécuriser l’édifice social dans son ensemble » (p.177). Une classe moyenne véritablement atrophiée comme l’explique par ailleurs Pierre Vermeren, ce qui n’est sans doute pas étranger à la structure économique du pays, où un vaste secteur informel cohabite avec d’immenses conglomérats privés ou publics, étrangers ou nationaux, et dont les dirigeants ont intérêt à avoir les bonnes grâces du Makhzen. Pour reprendre la typologie de Max Weber, force est en effet de constater qu’au Maroc, les trois ordres - économique, social et politique- ne sont guère autonomes. Reste que la menace djihadiste a également ses effets « pervers » - si l’on peut s’exprimer ainsi- dans la mesure où les attentats de Casablanca ont certainement hâté la réforme du Code de la famille (la moudawana) au profit des femmes marocaines, ou du moins pour l’heure des plus éduquées... Comme l’espace religieux, la scène culturelle est également sous pression et si de nombreux festivals ont éclos ces dernières années, comme "L’Boulevard" à Casablanca, festival de musiques urbaines qui a permis le lancement de nombreux jeunes artistes de rap ou de métal, semblant incarner une réelle volonté d’ouverture, leur caractère souvent élitiste ne peut être ignoré, de même qu’un attachement encore fort pour les valeurs traditionnelles au sein de la majeure partie de la population. Le même constat en demi-teinte peut-être fait quant à la reconnaissance de la darija (autrement appelé arabe « dialectal », uniquement oral au départ) ou l’introduction du tamazight dans l’enseignement scolaire. L’école, justement, constitue certainement un, sinon le, défi majeur qui se pose au pouvoir marocain. Face à un analphabétisme persistant et une couverture largement lacunaire du territoire, les efforts déjà importants consentis par l’État semblent encore insuffisants en la matière, tandis qu’à l’autre extrémité se pose le problème également brûlant des « diplômés chômeurs », générateur de candidats à l’émigration, mais aussi pour une part d’un profond malaise de la jeunesse, même si certains d’entre eux ont amorcé une mobilisation encore relativement embryonnaire. D’autres symptômes du mal-être social, jusque-là tabous, commencent ainsi à être portés sur la place publique comme le suicide, la sexualité ou le célibat « forcé », grâce notamment à plusieurs longs-métrages, ou à une presse dont la liberté d’expression reste toutefois encore bien balisée.
Voici quelques-uns des aspects développés dans cet ouvrage dense mais malgré tout attrayant, même pour celles et ceux pour qui le Maroc serait totalement inconnu. En fin dialecticien, Pierre Vermeren met bien en évidence les multiples contradictions qui animent la société marocaine et son système politique et contribuent à expliquer pourquoi, malgré les annonces, son évolution s’opère lentement. Reste une impression : si la description des élites est assez fine, les classes populaires, au nom et pour lesquelles le roi est aussi censé gouverner [9] restent encore très mal connues [10], y compris par le pouvoir. Il n’est pourtant pas absurde de penser que des milliers de Richard Hoggart en herbe doivent grandir parmi les quelques trois millions d’habitants de bidonvilles, ou encore dans les villages ruraux. Espérons que leur seront donnés les moyens de s’exprimer prochainement ; et le constat n’est pas valable que pour le Maroc...