Par Maud Navarre [1]
De la même auteure, on connaissait déjà Le Cens de la famille. Les femmes et le vote (1789-1848), ouvrage dans lequel Anne Verjus remettait en question l’existence d’une discrimination fondée sur le sexe dans la construction du suffrage « universel ». La thèse défendue dans Le bon mari s’inscrit dans la poursuite de cet ouvrage. Il s’agit de montrer qu’il n’existe pas pendant la période révolutionnaire une volonté d’exclure les femmes de la vie politique. Si l’accession à la citoyenneté reste alors réservée aux hommes et, en particulier, à ceux qui paient le cens, c’est en raison de leur statut de pater familias qui en fait des chefs de famille et les autorise à représenter tous les autres membres du groupe domestique considérés comme « faibles » (femmes, enfants et domestiques). Les femmes ne sont donc pas exclues : elles ne sont pas pensées comme une catégorie susceptible de représenter les citoyens.
Pour fonder son questionnement, Anne Verjus s’appuie sur le conte de Jean-François Marmontel Le bon mari, publié en 1761. Celui-ci met en scène deux jeunes personnes : Lusane, le mari, qui cherche à soumettre Hortence, sa nouvelle épouse, au bien commun du couple - qui ne reflète ni plus ni moins que les orientations préférentielles de Lusane - en faisant appel au règne de la raison. Ce conte donne ainsi à voir une forme de « conjugalisme », c’est-à-dire un idéal du couple reposant sur une vision unitaire et indivisible de l’entité familiale. Mari et femme partagent des intérêts communs sur tous les plans tant politique qu’économique, matériel qu’immatériel. Le couple unitaire constitue ainsi le pilier du système politique naissant : la République.
Ce modèle familial et politique n’aurait pas pu éclore sans les bouleversements de la période révolutionnaire qui ont permis de constituer le « fils de famille » en pater familias. En effet, pour que le conjugalisme émerge et s’érige en fondement de la République, il fallait rompre les liens qui subordonnaient la lignée familiale à son patriarche. Les débats qui se déroulent entre 1789 et 1792 autour des critères d’admission à la citoyenneté électorale contribuent à instituer le « fils de famille » en citoyen disposant du droit d’éligibilité. Si le suffrage censitaire fait de l’existence du patrimoine un critère majeur pour accéder à la citoyenneté, la jurisprudence attribue la citoyenneté élective aux « fils de famille » bénéficiant d’une promesse de propriété de la part de leur père.
La loi continue pourtant de ne reconnaître le droit de suffrage qu’au patriarche. C’est finalement par la loi du 28 août 1792 que le fils de famille est érigé officiellement en citoyen grâce à l’abolition de la puissance paternelle sur les fils majeurs (âgés de plus de 21 ans). Le groupe domestique dirigé par le fils de famille émancipé devient alors la référence en matière d’organisation familiale. L’émancipation apparait comme nécessaire afin de ne pas donner trop de poids politique à une lignée, ce qui se serait produit si les fils de famille avaient obtenu la citoyenneté sans être émancipés. Un clivage fondamental vient alors distinguer les citoyens des non-citoyens : l’émancipation de l’autorité paternelle. Le citoyen, c’est celui qui s’est émancipé tandis que le non-citoyen est celui (ou celle) qui reste sous la dépendance d’un autre.
Quant aux femmes, quelle que soit leur condition familiale (fille, épouse, mère ou veuve), elles sont considérées comme étant par nature soumise à l’autorité d’un autre (père, mari ou fils). Leur subordination prend toutefois un autre sens à partir de l’émergence du « fils de famille » comme citoyen. En effet, c’est à partir de ce moment que l’idée d’unité conjugale indivisible devient prégnante. Les femmes pendant l’époque révolutionnaire ne sont pas sensées avoir d’intérêt spécifique en tant que membre d’une catégorie de genre. Toutefois, elles se retrouvent inclues dans le discours des révolutionnaires en raison de leur qualité d’épouse. L’influence des femmes n’est pas niée. Nombreux sont les textes étudiés par Anne Verjus qui témoignent de ce fait. Elle est construite en versant féminin de la citoyenneté des hommes mais cette influence féminine se retrouve cantonnée à la sphère familiale et soumise à l’autorité du « fils de famille » en raison de la faiblesse naturelle des femmes.
La subordination des femmes au sein de la famille se construit en parallèle de la réflexion apparaissant à partir de 1795 sur la suppression de l’autorité du patriarche. À partir de l’analyse de seize mémoires soumis aux trois concours organisés par l’Institut national entre 1798 et 1801 relatifs à l’étendue des pouvoirs du pater familias, Anne Verjus montre comment la famille est alors conçue comme un lieu d’affrontement pour le pouvoir. Dans ce champ de bataille, les mémoires donnent à voir une volonté d’encadrer le pouvoir paternel mais pas de le remettre en question, bien au contraire. De la pensée la plus libérale jusqu’à la plus conservatrice, le père reste perçu comme étant le détenteur d’une part du pouvoir étatique et est autorisé à ce titre à diriger la famille. Il est le seul à détenir le pouvoir et représente l’ensemble du groupe domestique, construit comme une unité d’intérêts. En somme, c’est un roi qui gouverne la famille sous le règne de la raison. Les règles de cette raison sont éludées par les auteurs des mémoires, laissant place à une autorité « naturelle » du père. Mais comme l’explique Anne Verjus : « Il faut un roi dans la famille pour n’en point avoirs dans la société ».
Tout le système est lié in fine par la « société parentélaire » qui permet d’unifier les intérêts au sein du couple. Autrement dit, tant que les hommes et les femmes sont définis par leur fonction sociale de parent, leurs intérêts peuvent converger. Etre pater familias représente alors une lourde responsabilité pour les jeunes « fils de famille » qui doivent diriger leur groupe domestique en guise de témoignage de leur citoyenneté. Rester célibataire peut alors sembler bien plus attractif mais risque de remettre en question les fondements mêmes du système politique républicain. L’organisation de la propagande familialiste à travers les fêtes célébrants les époux (et non pas les épouses) vise ainsi à encourager le mariage et à faire l’apologie du bon mari. Le mariage devient alors la « chose publique » (res publica) : un acte politique et social. Le Code civil de 1804 illustre à lui seul l’avènement de cette « société parentélaire » : le couple se substitue à la lignée, le mariage est institué en acte individuel et non plus en union de deux lignées, le pouvoir du père sur le choix des unions de ses fils est restauré mais avec des limites d’âge [2]. C’est le couple qui est alors privilégié : seuls les enfants sont en droit de choisir avec qui s’unir une fois passées les limites d’âge autorisant l’exercice de l’autorité paternelle.
En somme, si la thèse d’Anne Verjus est stimulante, elle ne doit pas faire oublier que l’essentiel du matériau repose sur des discours officiels et théoriques, voir issus de l’élite lettrée dominante qui postule à la gouvernance de la France en ces périodes de troubles civils majeurs (discours de députés, textes de loi, mémoires de concours ou encore ouvrages publiés sur le sujet). Comme l’explique l’auteure, la « société parentélaire » se trouve remise en question dès les années 1830 avec l’apparition d’intérêts catégoriels tels que ceux des ouvriers et, surtout, des femmes. On peut alors se demander si ces intérêts ne s’exprimaient pas déjà à l’époque révolutionnaire. N’étaient-ils pas simplement occultés par le vernis républicain de l’élite masculine lettrée ?