Par Diane Rodet [1]
Le commerce équitable est un sujet en vogue, situé quelque part entre le développement durable et l’alimentation « bio ». C’est précisément ce « quelque part » que les chercheuses en gestion Amina Bécheur [2] et Nil Toulouse [3] tentent d’éclaircir avec succès. Leur ouvrage s’apparente plus au manuel qu’à l’essai engagé et atteint tout à fait son ambition de synthèse éclairante. Il faudra cependant se pencher sur d’autres ouvrages déjà existants ou à venir pour plus d’approfondissement. Comme tout manuel efficace, Le commerce équitable, entre utopie et marché, est divisé en nombreuses sous-parties permettant de naviguer rapidement entre les informations. Trois grandes parties les structurent, presque à la manière d’une dissertation : « Qu’est-ce que le commerce équitable ? », « Comment fonctionne le commerce équitable ? », « Effets du commerce équitable ».
L’ouvrage retrace dans un premier temps l’historique du commerce équitable, son programme, ainsi que les approches théoriques qui le sous-tendent. Selon la définition officielle, le commerce équitable est « un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial . Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au sud de la planète. » [4] Ce mouvement émerge il y a une soixantaine d’années simultanément en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. En France, la première boutique équitable Artisans du Monde ouvre à Paris en 1974. Ces innovations sont portées par la volonté de développer un modèle alternatif à celui du commerce international. Ce dernier est en effet accusé de creuser les inégalités entre pays et d’être régi par des institutions peu démocratiques [5]. Le commerce équitable se développe dans les années 1990 et adopte une structure en réseau. Artisans du Monde regroupe par exemple une centaine de boutiques en France, regroupées en fédération nationale à partir de 1981. Au niveau européen, l’European Fair Trade Association (EFTA) regroupe 11 centrales d’importation dans 9 pays. La structure informelle « FINE » coordonne le mouvement au niveau international. En France, la Plateforme du commerce équitable (PFCE), créée en 1997, est l’organisme national de représentation des acteurs du commerce équitable. Un réseau parallèle, l’association Minga, s’est néanmoins créé en 1999, encourageant un commerce équitable qui soit également « nord-nord » et non uniquement « nord-sud ». De nouveaux acteurs apparaissent par la suite, sous la forme de petites boutiques indépendantes, de jeunes entrepreneurs créant des marques équitables (Alter Eco, Veja...), ou encore de grands distributeurs (Monoprix, Leclerc...) distribuant des produits labellisés. Le commerce équitable s’inscrit par ailleurs dans les mouvements revendiquant une autre mondialisation, comme le prouve son implication massive lors des derniers forums sociaux mondiaux.
Ce nouveau type de commerce repose sur quatre principes éthiques : la confiance, l’équité, la responsabilité et l’engagement. Il se trouve en outre au croisement de trois champs d’action : l’économie solidaire, le développement durable et le commerce éthique. Concernant ses liens avec la première, les auteures se demandent si, à travers sa volonté de modifier les règles du commerce international, le commerce équitable ne serait pas un outil de généralisation de l’économie solidaire. Le commerce équitable, soutenant prioritairement de petits producteurs se distingue en revanche du commerce éthique, qui émane de grandes multinationales adoptant des codes de conduite pour répondre aux attentes de leurs clients en termes de performances sociales. Commerce équitable et développement durable sont enfin étroitement liés dans la mesure où les labels du premier apparaissent comme des outils pour répondre aux objectifs du second. On peut toutefois rappeler que le commerce équitable est également l’objet de critiques d’écologistes (qualifiés par les auteures de « radicaux ») dénonçant le coût environnemental élevé du transport des produits d’un bout à l’autre de la planète.
Sur le plan théorique le commerce équitable repose tout d’abord, comme son nom l’indique, sur la notion d’équité. Les visions classiques puis néolibérales de cette notion sont évoquées très brièvement, avant de montrer en quoi le commerce équitable est engagé dans la promotion d’un système « écoéthique » [6], ou pour le dire rapidement, dans la promotion de la coopération plutôt que de la compétition. Il en découle un débat sur la question de savoir si le commerce ne pourrait être véritablement équitable qu’en étant en dehors du marché. A cette question source de controverses, les auteures répondent que « le marchand comme intermédiaire d’échange n’est pas en soi juste ou injuste : c’est la fonction sociale du marché voulue par les acteurs qui aboutit au développement d’un système injuste ». L’ambition du commerce équitable est en ce sens de redéfinir les règles de cette construction sociale qu’est le marché.
L’ouvrage s’intéresse dans un second temps plus spécifiquement au fonctionnement du commerce équitable. Celui-ci comporte deux filières principales. La première est celle dite « intégrée spécialisée », prenant en compte la fabrication du produit depuis la matière première jusqu’à la distribution, et se caractérisant pas le fort militantisme de ses acteurs (La centrale d’achats Solidar’Monde en est un acteur typique). La seconde filière est celle dite « intensive » ou « labellisée », poursuivant l’objectif de diffuser les produits issus du commerce équitable à un maximum de consommateurs jusqu’aux moins militants d’entre eux, et d’augmenter les volumes de ventes en recourant si besoin à la grande distribution (Max Havelaar représente le principal acteur de cette filière).
Les différentes organisations nationales assurant la labellisation des produits sont regroupées depuis 1997 au sein de la Fair Trade Labelling Organisation (FLO), permettant ainsi une harmonisation des pratiques et la diminution des coûts de contrôle. Les droits de marques étaient jusqu’en 2003 payés par les organisations du nord (associations, distributeurs...) et sont depuis également supportés par les producteurs voulant être certifiés, la redevance étant proportionnelle au chiffre d’affaire. Bien que le déploiement du label [7] ait eu un impact positif sur le développement du commerce équitable dans tous les pays, un certain nombre de critiques existent à l’encontre du système actuel de labellisation : il lui est reproché de mettre en concurrence les producteurs certifiés (ceux-ci sont choisis par les centrales d’achat par l’intermédiaire d’une liste) et de favoriser ainsi les plus structurés. Il existe de plus une asymétrie entre les acteurs atomisés en amont de la filière et des distributeurs très concentrés en aval, créant une situation de dépendance. Une autre critique porte sur une pratique consistant à inciter les producteurs à vendre la partie non équitable de leur récolte en dessous du prix du marché en échange d’une augmentation du volume vendu au prix minimum équitable de façon à faire baisser celui-ci. Enfin, l’économiste Christian Jacquiau [8] reproche à Max Havelaar sa collaboration avec certaines entreprises jugées non compatibles avec la philosophie du commerce équitable (Mac Donald’s, Starbucks...), et met en doute aussi bien l’indépendance réelle des contrôles effectués que l’importance du revenu réellement attribué au petits producteurs compte tenu du coût des nouveaux intermédiaires nécessaires. Parallèlement à Max Havelaar de nombreux labels privés se développent créent une situation de concurrence. Il s’agit par exemple de la marque « Bio équitable » créée en France en 2002 par l’association du même nom, ou encore de la marque « un café pour agir » lancée par Jacques Vabre en 2005 et certifiée par l’organisme international « Rainforest Alliance ».
Pour illustrer leur propos, les auteures présentent ensuite plus en détail quatre secteurs et une filière du commerce équitable. Le secteur du café est celui comportant les plus gros volumes de vente dans les pays du nord mais connaît également et depuis longtemps des crises régulières. Le commerce équitable s’adresse prioritairement aux acteurs de ce secteur les plus marginalisés. Après une croissance des ventes très forte dans la première moitié des années 90, celle-ci a depuis recommencé à diminuer. L’introduction de nouveaux acteurs (tels que des multinationales comme Kraft introduisant leur propre marque) représente de plus une menace pour les acteurs traditionnels. Le cas du sucre est quant à lui emblématique des défaillances du commerce international des matières premières. Il s’agit d’un marché encore très protégé et dont les pratiques de contrats intergouvernementaux encouragent la surcapacité. Des filières de commerce équitable ont été créées dans les années 1980. Bien que le volume de sucre vendu par ce biais demeure encore faible, ces initiatives ont surtout l’avantage d’initier un débat concernant les réformes possibles des politiques commerciales internationales. Le troisième secteur présenté est celui du coton. Le prix de celui-ci a considérablement chuté dans les années 1990, et les subventions accordées par les États aux agriculteurs d’Amérique du nord, d’Europe et de Chine mettent les pays d’Afrique noire en grande difficulté. Cette culture est par ailleurs fortement consommatrice en eau et en pesticides, ce qui rend d’autant plus nécessaire le développement d’une filière biologique et équitable, les deux allant souvent (mais pas toujours) de pair. On reste néanmoins un peu étonné du peu d’informations données sur l’importance du rôle de la société Dagris (rapidement mentionnée deux fois) dans le secteur cotonnier d’ Afrique de l’Ouest. [9]
Le secteur du textile est ensuite étudié à travers le cas de l’ONG Yamana. Membre de la PFCE [10], celle-ci a pour objectif depuis la levée des quotas textiles de janvier 2005, de résister à la pression à la baisse des coûts en garantissant des règles de environnementales, de santé publique et de l’OIT. [11] Le cas d’une coopérative de producteurs, du nom de Lao Farmers Products est enfin présenté. Créée en 1994, celle-ci fonctionne en réseau avec d’autres organisations visant à soutenir le développement des paysans du Laos. Soutenue par Artisans du Monde, elle devient par la suite une organisation de commerce équitable et prépare un processus de certification biologique. Ses produits sont vendus en France aussi bien par la filière intégrée que par la filière intensive (grande distribution) , bien que l’engagement des acteurs de la première apparaisse plus stable que celui des acteurs de la seconde. Les différents exemples proposés montrent tous dans quelle mesure les organisations du commerce équitable se retrouvent toujours d’une manière ou d’une autre soumises à une situation de concurrence. C’est la raison pour laquelle des stratégies de marketing apparaissent nécessaires.
Du point de vue de la distribution tout d’abord, une fracture sépare les défenseurs des boutiques spécialisées des acteurs collaborant avec la grande distribution. Pour les premiers si les réseaux de vente spécialisées sont vus comme des « lieux anthropologiques » (lieux identitaires, relationnels et historiques) [12], les secondes sont à l’opposé perçu comme des « non-lieux » [13]. Or le commerce équitable se diffuse dans la grande distribution en France depuis les années 1990, permettant de ce fait une certaine « démocratisation » des produits. Ses pratiques (pression sur les fournisseurs, manque d’engagement sur la durée...) restent néanmoins très souvent dénoncées comme incompatibles avec celles du commerce équitable. Le prix fixé a par ailleurs deux fonctions : l’une, allocative, assurant une rémunération, l’autre redistributive, tenant compte des besoins de la personne considérée. Enfin, la communication associée au commerce équitable mêle les thèmes de l’altermondialisme, de la solidarité internationale, de la critique du marketing et du marketing social. La dimension de « consommation citoyenne » (l’interrogation sur les conséquence de l’acte d’achat) est présente aussi bien dans les discours que sur les emballages conçus comme outils de communication. Du côté des fournisseurs, le respect de la démocratie interne et des droits syndicaux sont encouragés à travers des incitations par les ONG à prendre le statut de société coopérative. Au nord pourtant, aucune forme d’organisation n’est préconisée pour les acteurs du commerce équitable.
On décèle plusieurs phases de diffusion du commerce équitable liées à des stratégies distinctes : des années 1950 aux années 1970 ont lieu diverses expérimentations menées entre autres par des groupes religieux, des ONG, des associations. Du début des années 1970 aux années 1980 des réseaux de petite taille se développent et rassemblent des individus mus par des préoccupations identiques mais venant d’horizons différents. De 1988 à 1999 la création du label Max Havelaar marque un tournant et s’accompagne de l’introduction de nouveaux acteurs tels que les pouvoirs publics, les institutions internationales ou encore de grandes entreprises conventionnelles. Enfin, dans une quatrième phase allant de la fin des années 1990 à nos jours, le commerce équitable se diffuse plus largement chez des acteurs au départ réticents. On constate ainsi une diffusion progressive des acteurs les plus « utopistes » à ceux les plus acquis au marché. Il semble pourtant que cette progression soit freinée dans certains pays par un manque d’adéquation entre les normes du système social et les valeurs du commerce équitable. La pénétration du commerce équitable en France demeure notamment relativement lente en comparaison d’autres pays européens.
Les effets du commerce équitable ne sont effectivement pas identiques selon les pays considérés et font l’objet du troisième et dernier temps de cet ouvrage. Un bilan des différentes études abordant ce sujet permet de traiter trois aspects : le développement d’une consommation « responsable » au nord, les résultats de ce commerce tant au nord qu’au sud en termes économiques, sociaux et environnementaux, et enfin les débats existant autour de cette forme de commerce.
Au nord, bien que l’intégration de préoccupations « sociétales » dans le discours consumériste soit une tendance relativement ancienne, le commerce équitable introduit l’idée d’un « droit à l’éthique » dans la consommation courante. Deux modèles d’engagement par la consommation sont à distinguer. L’engagement environnemental apparaît à partir des années 1970 et se trouve renforcé par la publication du rapport Brundtland de 1987. L’impact environnemental semble être de plus en plus pris en compte par les consommateurs et pousse les entreprises à se tourner vers les produits verts. Néanmoins l’essor des produits écologiques se trouve ralenti depuis quelques années en grande partie à cause du manque d’information fournie. L’engagement social est pris en considération depuis les années 1930, notamment à travers la théorie des stakeholders [14] Plus récemment, la consommation apparaît de plus en plus pour certains acteurs comme un contre-pouvoir possible face aux multinationales. Celles-ci cherchent par conséquent à s’adapter en adoptant des codes de conduite ou en établissant des partenariats avec des associations ou des ONG. Du point de vue du consommateur, une étude du CREDOC [15], affirme que la consommation « deviendrait un acte à caractère militant intégrant les conditions économiques et sociales de fabrication du produit dans les critères de choix des produits ». Une étude TNS -Sofres de 2006 conclue de même que le consommateur de produits équitables « a un profil engagé, socialement et idéologiquement ». Le cause principale de non achat de ces produit apparait être le manque d’information. Certains travaux pointent par ailleurs la nécessité de faire intervenir un acteur non privé dans la certification des produits équitables de façon à obtenir la confiance durable des consommateurs.
En termes de résultats, une évaluation globale semble difficile à établir. Si le bilan écologique du commerce équitable est très critiqué du fait des transports effectués, et le bilan économique assez limité, certains succès sont malgré tout à prendre en considération. Au niveau micro-économique l’augmentation de revenu annuel des producteurs est jugée réelle et régulière, bien qu’il existe de grande disparités selon les catégories considérées. Le commerce équitable permet souvent une amélioration du statut des femmes et des conditions de vie en général, ainsi qu’un accroissement des compétences des petits producteurs. Au niveau macro-économique, l’efficacité économique du prix fixé demeure source de débats. Le commerce équitable semble avant tout avoir le mérite d’offrir un accès au marché à des personnes qui jusque là n’en bénéficiaient pas.
Deux débats sont enfin abordés au terme de cette troisième partie. Le premier traite de la question de savoir si le commerce équitable bénéficie de la libéralisation des échanges. Après avoir rappelé les différents points de vue, l’ouvrage conclut que le commerce équitable pourrait bénéficier de la mondialisation si les États se coordonnaient pour mettre en place une règle internationale de commerce équitable, de façon, notamment à limiter les tentatives d’opportunisme de nouveaux acteurs. Le second débat porte sur les risques d’institutionnalisation du commerce équitable. Le développement de chartes et de labels incite à la définition d’une norme globale qui fasse objet de consensus. Une discussion est engagée en France depuis 2002 par l’AFNOR. Des tensions demeurent cependant, en particulier celle déjà évoquée divisant les acteurs refusant l’entrée du commerce équitable dans la grande distribution (Artisans du Monde) et ceux la défendant tout en dénonçant depuis peu les pratiques de celle-ci (Max Havelaar). Depuis 2005, une loi en faveur des PME donne une définition large du commerce équitable. [16]
L’ouvrage d’Amina Bécheur et Nil Toulouse constitue en définitive un exposé utile pour quiconque souhaite se familiariser avec le commerce équitable et acquérir pour cela en un temps limité une vue d’ensemble de l’histoire et des enjeux de ce mouvement en plein essor. On reste toutefois un peu perplexe devant le ton dépassionné des chapitres au regard des débats soulevés par le développement du commerce équitable ces dernières années, sa coopération de plus en plus fréquente avec la grande distribution ainsi qu’avec des firmes multinationales hautement critiquées pour leurs pratiques par ailleurs bien peu « équitables ». On aurait ainsi sans doute préféré un chapitre « Débats autour du commerce équitable » (chap. 9) plus étoffé et réparti tout au long du texte de façon à davantage mettre en valeur les arguments allant aussi bien à l’encontre qu’en faveur des pratiques du commerce équitable tel qu’il existe aujourd’hui.