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Le devoir et la grâce

Un ouvrage de Cyril Lemieux (Ed. Economica, coll. "Etudes Sociologiques", 2009)

publié le mercredi 16 décembre 2009

Domaine : Sociologie

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Par Fabrice Hourlier [1]

Avec Le devoir et la grâce, Cyril Lemieux souhaite faire passer le concept de « grammaire » du côté des sciences sociales en écho à l’historien Fernand Braudel qui parlait de « grammaire des civilisations ». Cette notion serait en effet susceptible d’accroître notre faculté à comprendre des actions humaines qui se déroulent dans des formes de vie très différentes des nôtres. La grammaire étant entendue comme l’ensemble des règles à suivre pour être reconnu dans une société comme sachant agir et juger correctement. Les concepts habituels de normes et valeurs sont de façon surprenante complètement délaissés. Les actions des hommes doivent être raccrochées à la grammaire (sociale) du groupe étudié. D’où l’importance de poser le « principe solidarité » : il est impossible d’isoler un individu de sa société ou de séparer totalement son action de celles de ses partenaires. Il n’y a pas d’action purement individuelle.

Dans une première partie, Cyril Lemieux rappelle les travers possibles des chercheurs en sciences sociales. Le chapitre 2 est l’un des plus stimulants. En effet, pour l’auteur, une pleine compréhension des raisonnements et de la morale de l’action des individus ou de groupes est toujours possible et ce par-delà les frontières historiques, géographiques et sociales. « L’humanité n’est pas incommensurable à elle-même » : le très différent est compréhensible au même titre que le très semblable. Cyril Lemieux rappelle que le chercheur qui observe une société peut tomber dans deux écueils. Il peut tout d’abord tomber dans l’ethnocentrisme et l’anachronisme. Il commet alors une « erreur de Frazer » c’est-à-dire qu’il mésinterprète les actions de ceux qu’ils cherchent à étudier parce qu’il plaque sur elles sa propre grammaire, alors que la société ou l’époque étudiées, mobilisent une grammaire différente. Il peut, tout aussi bien, exotiser, en voulant recycler à tout prix la terminologie indigène et insister sur la singularité de ce qu’il décrit. Sous couvert de fidélité au terrain, le chercheur empêche paradoxalement le lecteur des écrits de sciences sociales d’accéder à la compréhension de la société étudiée. Le chercheur comme le lecteur concluront alors avoir à faire à des sociétés étranges voire irrationnelles.

Cette incompréhension s’explique parce que chercheur et lecteur se retrouvent sans points d’appui pour entrer dans la logique des actions décrites. Certes l’ethnologue par l’intermédiaire de la vie au milieu de la peuplade qui l’intéresse ou l’historien par la fréquentation des sources de l’époque étudiée s’imprègnent de la grammaire propre à leur objet d’étude. Pour autant, pour rendre compte des pratiques qu’ils étudient, ils doivent trouver des « ressemblances grammaticales », des analogies entre la grammaire du chercheur et celle du groupe étudié. Les actions présentées deviennent alors plus évidentes (Lemieux parle même de « justesse »). Par conséquent, il ne faut pas s’interdire de reprendre des façons de nommer le monde ou faire référence à certains actes typiques de sa propre société pour accéder au sens des actes effectués dans des formes de vie très différentes. Cette volonté de trouver des ressemblances entre des civilisations et des terrains différents permettent d’une part, une réduction de l’étrangeté et, d’autre part, une maximisation de la compréhension.

Dans le chapitre 3, l’auteur fait un inventaire des compétences anthropologiques invariantes. Parmi elles, il y la capacité à réaliser les limites de son action et à s’auto-contraindre en conséquence (l’individu s’appuie sur une « grammaire du réalisme »). Enfin, de façon universelle, l’homme est en mesure de réaliser des jugements moraux. Cela est possible grâce à une distanciation vis-à-vis des actes qu’il a accompli ou auxquels il a assisté. En s’appuyant sur les représentations collectives ainsi que sur des individus extérieurs à l’action, les individus peuvent alors soit énoncer positivement des règles, soit notifier publiquement des fautes (en s’appuyant sur la grammaire publique). Il existe par ailleurs des règles universelles comme celle du don/contre-don : ne pas la respecter, bien que sous des formes différentes, constitue une faute grammaticale dans toutes les sociétés.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteur défend son approche grammaticale comme marque de fabrique et supériorité des sciences sociales pour la connaissance des hommes. Les sciences sociales n’ont pas l’ambition d’avoir accès aux pensées ou au ressenti des individus observés (propre au mentalisme). Seuls les faits observés servent de matériau de base pour identifier les raisons et les intentions des acteurs. En identifiant les règles que les acteurs suivent lorsqu’ils agissent, on rend leur attitude plus explicable, plus prévisible. La raison de certains actes n’est pas immédiatement identifiable par l’acteur lui-même ou l’observateur, mais il faut postuler par méthode qu’elle existe. Même si certains actes apparaissent comme insensés, une fois qu’ils sont rapportés à une grammaire, toute action est rationnelle (pour atteindre un but personnel ou collectif, respecter une valeur). Cyril Lemieux met par ailleurs en garde vis-à-vis du déterminisme comme piste pour expliquer les comportements sociaux : tout ne peut pas être expliqué par la socialisation (où la conduite des hommes serait dictée par la culture) ni par les contraintes de l’environnement physique des acteurs. Les hommes disposent d’une marge de manœuvre, ils construisent leur grammaire : une action en appelle une certaine autre en retour, plus un nombre important d’actes seront posés, plus on peut s’attendre à certains autres.

L’individu est inséré dans des interactions. L’étude de ces ajustements réciproques est le domaine par excellence des sciences sociales. Précédemment dans le livre, l’auteur était revenu avec sa terminologie sur le mécanisme d’exclusion. Si l’individu hérite de règles d’usage, de dénomination, d’identification du bien et du mal, celles-ci constituent la grammaire sociale à laquelle il se réfère. Par conséquent, ce qui n’est pas perçu comme « naturel » ou « évident » est considéré alors comme une « faute » grammaticale. Toutefois, les règles d’une grammaire ne suffisent pas à l’exclusion (elles ne sont pas agissantes), il faut que les individus activent cette grammaire en se la rappelant à eux-mêmes et au déviant. Sinon celle-ci est « en sommeil ». La tolérance n’est en fait que la perception d’une faute mais sans activation de la grammaire, ce qui permet de préserver la relation avec le déviant. De façon assez poétique, Cyril Lemieux redéfinit les modalités du contrôle social : les individus se signifient entre eux des devoirs ou s’accordent des grâces. Dans le premier cas, l’entourage réagit à une action en notifiant une faute commise, cela peut être une sanction. Dans le second cas, l’entourage rend hommage à l’action qui vient d’avoir lieu par notamment une validation morale ou par la confirmation d’un raisonnement. Les devoirs et les grâces (repris dans le titre du livre) constituent la trame de la vie sociale et représentent le pouvoir de coercition de la société.

Dans la troisième partie, Cyril Lemieux réfléchit sur le changement social et plus précisément sur les modifications possibles de la grammaire des individus. Il affirme que les sciences sociales ont un rôle important à jouer dans ce domaine. Pour lui, la notion d’« inconscient » est utile aux sciences sociales. Lorsque les individus s’investissent dans la grammaire dominante, c’est bien souvent par obligation : ils s’auto-contraignent et réalisent combien leurs actions seraient critiquables s’ils ne respectaient pas la grammaire dominante : il leur faut par conséquent canaliser leurs pulsions ou les « refouler ». La conscience est une fonction, celle de filtrer nos impulsions pour leur donner une forme « convenable » aux yeux des autres qui se réfèrent à la grammaire dominante.

Il peut exister des grammaires inactuelles (sous-cultures relativement indépendantes de la grammaire dominante) : en être imprégné conduit à faire des lapsus, c’est-à-dire des fautes grammaticales lorsqu’on est confronté à nouveau à la grammaire dominante. Mais, il existe des situations inédites dans lesquelles les participants attendent une autre grammaire que celle habituellement requise. Au sein de telles situations (ou d’un entourage qui permet cette situation), la possibilité de subversion et de critique est la plus forte : les comportements peuvent être différents de ceux qui sont normalement attendus, une action auparavant jugée fautive reçoit une perception positive. « L’inconscient ne devient vraiment fort qu’à condition de donner lieu à une faute grammaticale dûment notifiée ou de détrôner la dominante grammaticale, c’est-à-dire à condition de ne plus être un inconscient. » (p. 173) Le lecteur a cependant du mal à savoir au terme du chapitre ce que cette notion d’inconscient désigne exactement. En effet, citant précédemment Levi-Strauss, Cyril Lemieux présente également l’inconscient comme « ce qui, dans nos actions, nous lie à autrui à notre insu ». On a donc l’impression que l’inconscient est dans le même temps une incorporation profonde de la grammaire dominante qui joue comme une force de rappel social pour l’individu. Quoi retenir alors ?

Plus loin, l’auteur essaye d’identifier comment se met en place et à quoi peut aboutir une critique sociale. Pour faire triompher son point de vue et prouver le bien-fondé d’une critique, cela implique de se « hisser dans la grammaire publique » en invoquant des tiers extérieurs aux protagonistes qui sont engagés dans une confrontation. Il faut alors s’appuyer sur des règles explicites, qui sont les plus partageables. « C’est seulement dans la grammaire publique que peut avoir lieu, dans une communauté donnée, la réflexion sur les règles » (p. 181) C’est par ce biais qu’un individu donne de la légitimité à son action et son jugement. Cela permet une clarification des processus critiques en identifiant notamment certains idéaux communs. On aurait aimé, en plus de celui présenté dans le chapitre, des exemples empruntés à l’histoire politique ou économique récente pour voir les potentialités de ce processus critique : les débats sur les responsabilités de la crise financière, les luttes des sans-papiers, la tendance du pouvoir à l’oligarchie auraient pu être de bons « candidats » d’activation de la grammaire publique.

Cyril Lemieux ajoute que les sciences sociales elles-mêmes peuvent contribuer au brouillage des critiques sous-jacentes lorsqu’elles interprètent celles-ci de façon privilégiée dans la grammaire du réalisme. Le « réalisme » impose en effet des travestissements et des formulations détournées de la critique, ce qui la rend difficilement compréhensible. Les sciences sociales ont au contraire à clarifier les processus critiques au sein de la société : loin de servir à améliorer des rapports de domination, elles doivent au contraire favoriser l’émancipation des individus en identifiant ce qui parfois dans une grammaire ne va plus de soi et ébaucher une nouvelle grammaire. Enfin, les sciences sociales ont vocation à contribuer à un projet politique global. En développant la réflexivité des acteurs sur eux-mêmes, les sciences sociales leur permettent de saisir lesquelles de leurs « tendances à agir » (l’habitus, les réflexes incorporés) les mettent en situation de faute grammaticale.

La détermination (la « bonne volonté ») des individus à changer ne suffit pas, il faut que des incitations extérieures existent dans leur environnement immédiat. L’environnement matériel et organisationnel des individus favorise l’entretien en eux de certains élans et certaines attentes. La politique doit consister en la transformation des conditions matérielles en offrant aux individus des raisons de changer et la possibilité de modifier leur tendance à agir. Cyril Lemieux se retrouve alors proche de conclusions de la théorie économique des capabilités d’Amartya Sen ou de la théorie politique de Cornélius Castoriadis pour lequel la démocratie véritable est celle qui organise les conditions favorables à l’autonomie des individus.

NOTES

[1Professeur de sciences économiques et sociales au lycée français de Varsovie

Note de la rédaction

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