Par Igor Martinache
Au premier abord, le fils de l’épicier se prête à une lecture assez critique au vu des valeurs qu’il semble véhiculer, à l’instar du quotidien Libération [1] : l’histoire d’un jeune urbain paumé qui retrouve des repères en retournant vivre à la campagne auprès de ses parents et en reprenant l’affaire épicière familiale. La rédemption via le retour à la terre en somme. Mais cette interprétation passe sans doute à côté d’une bonne part du film. A commencer par une certaine finesse sociologique, qui, cela va sans dire, nous intéresse plus particulièrement ici.
Commençons par résumer les grandes lignes de la trame -(ou plutôt du début, histoire de ne pas gâcher le plaisir des futurs spectateurs). Tout commence donc à Lyon par l’hospitalisation du père (Daniel Duval), épicier dans un petit village de la Drôme et retrouvé inanimé au milieu de ses boîtes de conserves. L’occasion pour son épouse (Jeanne Goupil) et son fils aîné, François de retrouver le cadet, Antoine (Nicolas Cazalé), parti 10 ans plus tôt à la ville « prendre son indépendance ». Après avoir, une fois de plus, perdu son boulot, Antoine accepte de revenir au village aider sa mère à tenir l’épicerie. L’occasion pour lui d’inviter au vert sa voisine, la gracieuse Claire (Clotilde Hesme), dont il est amoureux, et qui, à 26 ans, prépare le bac par correspondance tout en enchaînant comme lui les boulots précaires. Pendant que sa mère tient la boutique, Antoine reprend la tournée paternelle des hameaux environnants au volant du camion-épicerie ambulante...
Après avoir réalisé plusieurs documentaires sur le monde rural, Eric Guirado s’attaque donc de nouveau ici à la fiction après le remarqué Quand tu descendras du ciel (2001). Et, selon ses propos, son film vise tout d’abord à battre en brèche les préjugés souvent réducteurs et misérabilistes des urbains sur la campagne. « Un lieu de contrastes, de paradoxes », dont témoignent la beauté des paysages filmés, et surtout l’humanité pudique et la grande diversité des personnages filmés -car la plupart des interprètes « secondaires » sont des villageois non-professionnels-, « des héros minuscules effacés dans le paysage » comme le dit joliment Eric Guirado. Et si le ton du film se veut résolument positif, il n’en évacue cependant pas totalement les pesanteurs sociales du monde rural, telles que l’isolement de certains, ou la vitesse de propagation de la rumeur, qui n’a que peu à envier à celle de la lumière.
Le long-métrage constitue également une illustration aussi simple qu’efficace de l’importance des services et du commerce en milieu rural, représentés ici par l’épicerie volante de la famille. On ne le répétera jamais assez - surtout en ces périodes de libéralisme exalté-, mais les rapports marchands ne se résument jamais au contenu de la transaction, mais constituent bel et bien des rapports sociaux complets, ainsi que le montrent entre autres les travaux de Viviana Zeliser [2]. D’où l’importance affirmée ça et là du maintien des services publics et autres commerces de proximité en milieu rural, même si celui-ci ne suffit sans doute pas à contrebalancer les mutations profondes qui affectent de manière continue les campagnes depuis des décennies, autre lieu commun de la littérature sociologique.
Il est enfin un dernier thème que le film aborde sans en avoir l’air, celui de la famille. On y voit en effet illustrées bon nombre des mutations des familles contemporaines, ainsi que mises en scène la complexité des relations. On comprend ainsi petit à petit qu’Antoine a moins fui sa famille que l’autoritarisme obtus de son père, lui-même plus complexe qu’il n’y paraît. Les tabous, les secrets et autres disputes au scénario récurrentes y sont mises en scène avec un certain réalisme. C’est que la famille est sans doute devenue aujourd’hui un des lieux où la communication et la négociation sont devenues des plus nécessaires, tout en demeurant des plus difficiles. Une tension dialectique bien mise en lumière par les sociologues de la famille contemporaine comme Jean-Hugues Déchaux, François de Singly ou Jean-Claude Kaufmann.
En somme, « Le fils de l’épicier » montre ainsi qu’un film peut « faire réfléchir », sans pour autant renoncer à émouvoir, divertir et se rendre accessible au plus grand nombre. N’en déplaise aux élitistes distingués et autres snobs du septième art...