Par Igor Martinache
Le mérite semble être devenu l’étalon cardinal de la justice dans les démocraties contemporaines. Le problème est que cette notion est en réalité impossible à définir de manière absolue -à l’instar d’ailleurs de la justice [1]-, et derrière la nécessaire contingence se cache en réalité bien souvent des jugements moraux implicites. Dans ce court essai, Marie Duru-Bellat dissèque donc cette notion de mérite et les implications qu’elle peut avoir dans la vie sociale. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une nouvelle enquête pour la spécialiste de l’éducation, mais d’une réflexion appuyée sur divers travaux antérieurs de confrères (et consœurs !) sociologues, mais également de philosophes, de psychologues sociaux ou d’économistes.
Elle remarque tout d’abord que s’est aujourd’hui installé dans le débat politique un large consensus autour de « l’égalité des chances » comme objectif à mettre en œuvre prioritairement. Or, il s’agit tout d’abord de se demander si la méritocratie et cette « équité » qu’elle promeut n’incarnerait pas avant tout un principe substituable à celui d’égalité. Autrement dit, si le souci d’établir des conditions égales au « départ » ne serait pas un moyen de se désintéresser des inégalités entre les différentes positions sociales atteintes. Certains ont ainsi bien montré comment la promotion de la « diversité » à travers, par exemple, la mise en œuvre de politiques de « discrimination positive », était un moyen habile d’évacuer la question du creusement des inégalités tout en servant certains intérêts bien lucratifs [2].
Dans une première partie, l’auteure revient sur les tentatives récurrentes de naturaliser le social, autrement dit de faire passer des résultats permis par un contexte social favorable tantôt pour le fruit d’un déterminisme mystérieux émanant de la nature - avec dans son versant collectif les théories du racisme génétique, que des auteurs comme Richard Herrstein et Charles Murray brandissent encore aujourd’hui [3], et dans son versant individuel la croyance à la prééminence des « dons » ou aux talents « innés » [4]. Mais si la « croyance en un monde juste », c’est-à-dire selon lequel chacun serait rétribué en fonction de son mérite, constitue une justification idéologique forte des inégalités pour ceux qui occupent des positions favorisées - à commencer sans doute par le culte des diplômes qui s’est progressivement établi dans l’institution scolaire et au-delà, particulièrement en France [5]-, elle remplit également pour tous un besoin psychologique que divers travaux ont bien mis en évidence. Pourtant, la majorité de nos concitoyens semblent éprouver un scepticisme certain à l’égard de la méritocratie, si l’on se fie à plusieurs sondages récents. En fait, adhésion à la méritocratie et tolérance des inégalités semblent positivement corrélées, et la relation de causalité semble jouer dans les deux sens : on tolère d’autant mieux les inégalités que l’on croit au mérite, mais réciproquement, on a d’autant plus besoin de croire au mérite que les inégalités sont fortes.
Dans le deuxième chapitre, Marie Duru-Bellat revient sur la double-fonction de l’institution scolaire, mise notamment en évidence par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron [6] : organiser la sélection et inculquer la croyance en l’effectivité de la méritocratie. Elle revient ce faisant sur la remise en cause du primat accordé à la sélection des élites, dans les années 1920 et surtout au moment du plan Langevin-Wallon de 1947. Des considérations bien oubliées aujourd’hui, alors que le système élitiste des grandes écoles, pour lequel l’Etat surinvestit par comparaison avec le reste de l’enseignement supérieur [7]ne fait l’objet d’aucune remise en question dans le débat public. L’auteure rappelle pourtant les nombreux travaux en sociologie de l’éducation - dont les siens- qui ont montré à quel point les résultats scolaires étaient avant tout le reflet d’inégalités sociales. De nombreux mécanismes sont à l’œuvre, de l’ « effet-maître » à l’effet établissement en passant par la socialisation familiale, qui jouent dès le plus jeune âge. Or les dispositifs censés mettre en œuvre un égalité des chances ne tiennent pas compte ou presque de ces facteurs primordiaux, qui indiquent tout simplement le caractère chimérique de cet objectif - sauf à séparer les enfants de leurs familles dès la naissance, à l’instar du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Le cadre de la compétition reste ainsi intact, et le rôle de ces politiques fortement médiatisées apparaît bien surtout de minimiser l’écart apparent entre les principes et la réalité, et ce faisant d’entretenir la possibilité d’une croyance au mérite individuel, sans se soucier des effets sur les « perdants » de la compétition scolaire [8] - or, « dans la course à l’excellence, il y a plus de vaincus que de vainqueurs » (p.116).
Marie-Duru-Bellat revient ensuite dans le troisième chapitre sur la « tyrannie des diplômes » qui s’est institutionnalisée avec une vigueur toute particulière en France, spécialement en ce qui concerne les positions professionnelles les plus élevées dans la hiérarchie sociale. Celle-ci conduit les recruteurs, mais aussi plus généralement les juges sociaux que nous incarnons chacun de temps à autre, à faire « comme si tout ce qui n’est médiatisée par l’institution scolaire était immérité » (p.90). Elle observe cependant que deux évolutions conduisent à redéfinir la valorisation marchande du mérite professionnel : la multiplication des diplômes, qui les rend dès lors moins discriminants et conduit à prendre en compte d’autres critères [9], et le fait que, « contrairement à la rhétorique de l’économie de la connaissance, les emplois de de main ne sont pas nécessairement plus exigeants en connaissance ou compétences strictement académiques, et donc en diplômes » (p.95), comme l’indiquent notamment les travaux de Philip Brown.
Une société méritocratique apparaît donc non seulement impossible à instaurer, mais également peu souhaitable. C’est ce que l’auteure expose dans la quatrième partie. L’importance exagérée accordée aux résultats scolaires dans le monde professionnel comme en dehors conduit à un préjudiciable gaspillage de ressources, tant d’un point de vue économique que psychologique. Elle oublie également la dimension subjective de la mobilité sociale, le fait qu’ « un enfant d’agriculteur ne rêve pas nécessairement d’être cadre » [10]et que « la priorité est même souvent plutôt d’améliorer son sort « sur place » » (p.123) plutôt que de gravir les barreaux de l’échelle sociale. Le « culte de la performance » qui semble en plein essor [11] présente du reste un coût social non négligeable sous la forme notamment de ce que Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac ont qualifié de « maladies de l’excellence » [12] : stress, épuisement professionnel, ou syndromes dépressifs notamment. Pour autant, il semble difficile de se passer totalement du mérite, car s’il mine la confiance en soi, il sert aussi d’aiguillon irremplaçable. Contestant davantage le caractère hégémonique du mérite que son existence même, l’auteure plaide donc pour un « mérite pondéré » - prenant en compte son caractère nécessairement pluridimensionnel, et non sa seule réduction au mérite marchand, le plus visible - et « socialisé », c’est-à-dire tenant compte du fait que sa reconnaissance est l’objet d’un jugement social collectif, mais également que ce sont bien des dispositifs de nature sociale qui permettent ou non son épanouissement. Il s’agit en fin de compte de reconnaître que « le mérite n’est rien d’autre que ce que la société choisit de rémunérer pour orienter les actions de ses membres » (p. 148). Une salutaire mise au point par les temps qui courent, et on ne peut que partager l’appel de l’auteure à ouvrir le débat autour de ces deux questions simples : quel mérite, et pour quoi faire ?