Par Eric Keslassy [1]
Au moment où le débat sur l’identité nationale prend une tournure inquiétante, il est très utile de se plonger dans ce petit traité philosophique consacré au multiculturalisme. Ce terme doit s’entendre ici comme promouvant « un mode d’intégration politique et sociale qui, sur bien des points, prend le contre-pied du modèle sur lequel se sont édifiés les Etats-nations. Dès lors, la problématique centrale de l’ouvrage est finalement celle qui se pose avec de plus en plus d’acuité dans notre époque : comment nos sociétés démocratiques doivent-elles gérer leur diversité ethno-culturelle ?
L’intérêt du livre de Patrick Savidan est d’abord de nous plonger dans les racines historiques de cette question. C’est ainsi que le retour sur la définition de nation développée par Renan est bien utile : l’affirmation du « vivre-ensemble » suppose de former une culture nationale commune - ce qui conduit à évacuer les identités culturelles particulières. Mais, paradoxalement, on peut se demander si cette volonté longtemps affirmée de constituer une nation « dissimulant » les différences culturelles, par la domination d’une identité sur les autres, ne provoque pas aujourd’hui les diverses demandes de reconnaissance des minorités (recherche de visibilité, volonté de « révision » des représentations d’une identité particulière). La conclusion est alors stimulante : le processus d’égalisation des conditions, qui permet de définir l’« état social » démocratique (Tocqueville) peut se trouver perfectionner en accroissant la part de la différence dans l’identité nationale.
Partisan d’un multiculturalisme libéral, Patrick Savidan analyse ensuite les principaux arguments justifiant de réviser le modèle d’intégration civique ayant présidé à la constitution des Etats-nations. C’est d’abord la demande d’intégration des groupes concernés : les reconnaître, c’est aussi leur permettre de leur donner toute leur place dans la nation. Selon l’auteur, le principe de neutralité - souvent mis en avant pour empêcher le multiculturalisme d’intégration - n’est pas tenable : l’Etat doit nécessairement agir comme « agent culturel », ce qui implique une interpénétration entre le politique et culturel. Dans ce cadre, il est alors possible de définir un « nationalisme libéral » qui aura toutefois du mal à être à la fois juste et efficace.
L’ouvrage s’achève logiquement sur un examen des idées qui permettent de constituer un « multiculturalisme au service des libertés ». Patrick Savidan évoque alors les grandes justifications de la reconnaissance de droits différenciés en fonction de l’appartenance à des groupes nationaux. Outre l’argument de la « réparation historique » et de la valeur intrinsèque de la diversité culturelle, il y a celui de l’égalité si l’on l’accepte l’idée que les minorités subissent des injustices qui peuvent et doivent être corrigées. Considérant que les droits des minorités n’ont pas vocation à être compensateurs et transitoires, l’auteur choisit de ne pas travailler sur les politiques de discrimination positive. Même si l’argument est réel, on peut le regretter car les revendications des minorités passent souvent par la mise en place de mesure de traitement préférentiel pour chercher à atteindre l’égalité.
Mais au-delà des grands principes, Patrick Savidan décide d’illustrer son propos en examinant les conséquences d’une décision récente : l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles à l’école. Souvent perçue comme une mesure non libérale à l’étranger, il s’agissait pour la France de réaffirmer le principe républicain de laïcité et, paradoxalement, de renforcer la liberté des femmes. Selon l’auteur, cette approche de la liberté cache une vision erronée de la culture : les femmes en seraient prisonnières tant celle-ci aurait tendance à ne pas évoluer. Or, précisément, la culture n’est pas un ensemble monolithique, fermé, qui s’imposerait sans susciter un jugement critique de la part de ceux qui la reçoivent. Il n’y a pas de raison de penser que les femmes musulmanes (puisque le problème se pose d’abord pour elles) ne sont pas capables « de mener ce travail critique et que leur sort dépende de la seule bonne volonté de la société dans son ensemble ». Dans le cadre d’un multiculturalisme libéral, il est impensable de demander à ses citoyens de choisir entre sa liberté et sa culture. Finalement, l’auteur se demande si se servir de l’argument de la liberté individuelle pour critiquer le port du voile ne conduit pas à s’en priver pour dénoncer des pratiques comme les violences domestiques ou l’excision.
Le multicultarisme de Patrick Savidan est à la fois clair et lumineux (tant la synthèse des travaux théoriques existant sur la question est bien faite). Complet et bien problématisé, il se lit comme un outil de compréhension des débats contemporains qui ne cessent de s’affirmer sur cette thématique.