Par François Granier [1]
Dans sa préface, Pascal Lardellier, Professeur à l’Université de Bourgogne, explicite l’objectif de l’ouvrage : « … la patiente mise au jour de l’impensé structurant en profondeur l’imaginaire de l’Education nationale, entre idéologie techniciste et mythologie agissante » (p.6). Daniel Moatti, enseignant documentaliste durant plus d’un quart de siècle et pionnier dans l’usage des outils informatiques dédiés aux lycéens, se propose d’analyser systématiquement les textes publiés par le ministère de l’Education nationale. Pour l’auteur, qui a soutenu sa thèse d’habilitation, l’informatisation des classes mise en valeur par les pouvoirs publics et relayée par les médias durant ces trente dernières années s’apparenterait à une « marche forcée ». Pour lui, sa logique est à comparer à la politique de laïcisation de l’Ecole sous la Troisième République.
Chacun s’accorde aujourd’hui à constater qu’en deux décennies les réseaux numériques ont profondément reconfiguré nos rapports à autrui et aux savoirs. En outre, ils ont généré nombre de débats quant aux missions des enseignants et contribué à la redéfinition de l’exercice de leur métier.
En première analyse, l’auteur constate que les pouvoirs publics ont constamment mis en avant le développement des technologies de l’information et de la communication éducatives (TICE) comme un allié déterminant dans la réalisation d’une Ecole de l’égalité des chances. En effet, les investissements matériels ont été constants. Il s’agissait de mettre les d’équipements à disposition du plus grand nombre et réduire ainsi la « fracture numérique ». Or, à la lumière de ses observations l’auteur déclare que : « Son enthousiasme a été tempéré par les usages que les adolescents faisaient et font toujours de ces outils performants et par une chute concomitante des capacités d’écriture des élèves » (p. 9). Rappelant l’étiquette de « technophobe » (p.10) dont l’ont affublé les autorités académiques, D. Moatti expose en détail les cadres théoriques et épistémologiques qu’il a mobilisés pour conduire ses analyses. S’il reconnaît aux sciences de l’information et de la communication de réelles capacités heuristiques, il considère néanmoins que les problématiques à aborder appellent à une pluridisciplinarité bien comprise. Aussi se réfère-t-il aux approches prônées par Jacques Ellul, Ivan Illich et Edgar Morin. C’est en référence aux analyses de l’historien Eric J. Hobsbawm que l’auteur affine sa thèse : « La laïcité à l’Ecole, cette ancienne idéologie, est-elle en voie d’être complétée, supplée ou remplacée par un nouvel imaginaire numérique ? » (p.15).
La première partie de l’ouvrage intitulée : « L’utilisation continue et pragmatique des techniques de communication au sein d’un cadre institutionnel » permet à l’auteur une double démonstration. Il met en lumière, au travers d’une analyse sociologique, les rigidités et la permanence des structures administratives françaises. Il en souligne les dimensions hiérarchiques qui rendent périlleuses bien des oppositions. Cette rigidité consubstantielle aux raisonnements des sciences physiques se trouve en outre renforcée par les modes de communication portés par les outils numériques.
Si l’image animée a été durant les décennies de l’après-guerre un outil pédagogique pertinent, c’est, selon D. Moatti, parce que ciné-clubs et émissions de télévision ont été largement accompagnés par des enseignants capables d’organiser des débats entre élèves et : « … les entraîner ainsi à la découverte de la citoyenneté ». (p. 75). A contrario, l’utilisation du média télévisuel à domicile par les jeunes, souvent hors de tout contrôle parental, constitue un renversement de tendance. L’Ecole a sous-estimé les dérives provoquées de ces usages et notamment une banalisation de la violence qui touche en outre plus particulièrement les enfants des classes populaires.
Dans la seconde partie de son ouvrage, D. Moatti s’attache à mettre en lumière la rupture annoncée par l’usage des TICE. Selon lui, dès 1971, les pouvoirs publics, relayés par les hauts fonctionnaires du ministère de l’Education nationale, vont développer un discours techniciste. Celui-ci est marqué par l’usage d’impératifs et la présence massive d’objectifs chiffrés : nombre d’ordinateurs à acquérir, d’enseignants à former… Dès lors, les propositions d’enseignants quant aux pédagogies à mettre en œuvre furent occultées. Face au déferlement des « autoroutes de l’information », au développement des usages professionnels de l’informatique, parents, élus et haute administration ne voient qu’une issue : la classe numérique.
L’année 1989 marque selon D. Moatti un tournant idéologique majeur. Les débats quant au port du voile islamique polarisent l’attention des pouvoirs publics et des médias. Selon lui, faute d’avoir su réaffirmer le pacte laïc, l’Ecole se serait repliée sur une idéologie de substitution : l’imaginaire des technologies de l’information et de la communication.
Si les objectifs d’équipement ont été globalement atteints, qu’en est-il des usages effectifs des TICE par les élèves. L’auteur se propose dans l’ultime partie de son ouvrage de répondre à la question : « Quels bénéfices peut-on espérer du tout informatique ? » (p. 159). Il dresse alors un constat aujourd’hui largement connu : recours massif au « coupé-collé », non respect du droit de la propriété intellectuelle… En outre, les élèves consacrent beaucoup de leur temps, y compris en classe, à des blogs où l’insignifiance des propos lui paraît accablante, à des jeux vidéos conduisant à des états de sidération, à des sites incitant à la haine ou à des scènes pornographiques…
Aujourd’hui les enseignants oscilleraient entre deux extrêmes : « … certains continuent à œuvrer dans le cadre d’un volontarisme étatique et pédagogique… d’autres choisissent la coupure absolue entre le numérique et la pédagogie » (p. 186). Daniel Moatti fait in fine l’éloge de la sérendipité, faculté de découvrir par hasard et sagacité, des choses qu’on ne cherche pas. L’auteur se défie des usages hyper normés que préconisent les textes officiels. Il considère qu’une maîtrise de l’outil telle qu’elle est proposée par le Brevet Informatique et Internet (B2I) est de nature à délivrer élèves et enseignants de « l’imaginaire technologique » (p. 196).
A ce stade de l’ouvrage, le lecteur est convaincu par la démonstration même si celle-ci est globalement menée à charge contre l’institution « Education nationale ». Dans les trois dernières pages de son livre, D. Moatti, reprend le fil de sa thèse d’habilitation pour ouvrir quelques pistes pour un programme de recherche. Au regard des enjeux auxquels est confrontée l’Ecole, on regrettera qu’il n’ait pas jugé utile de nous présenter quelques pratiques pédagogiques conduites en référence à la sérendipité. A suivre ?