Par Igor Martinache
Initialement paru en 2003 aux éditions Labor [1], ce petit pamphlet n’a rien perdu de sa charge critique. Il s’agit donc d’un essai et non des résultats d’une enquête empirique, autrement dit d’hypothèses qu’il convient de prendre comme telles, comme son auteur a du reste le mérite de l’indiquer par moments. A l’instar d’Abdelmalek Sayad, Alain Accardo a rencontré Pierre Bourdieu à l’Université d’Alger en 1958 et s’est depuis inscrit dans le droit sillage des analyses de ce dernier. Enseignant-chercheur honoraire à l’Université de Bordeaux 3, il tient aujourd’hui des chroniques dans le mensuel La Décroissance, ainsi que sur le site des éditions Agone [2], et fait figure d’électron libre parmi les héritiers revendiqués de Pierre Bourdieu [3]. L’ouvrage s’ouvre sur un état des lieux du champ politique contemporain. Les « responsables » qui y évoluent ne se différencient plus guère, selon l’auteur, des « managers pour qui il n’y a plus de différences essentielles entre diriger une grande entreprise (governance) et gouverner un pays entier », les étiquettes de « droite » et de « gauche » ne servant qu’à désigner « des différences dans l’évaluation des concessions qu’il convient d’opérer en matière de politique sociale, pour éviter que la contestation de l’ordre établi n’atteigne un seuil critique risquant de compromettre son bon fonctionnement et sa reproduction ».
Cette défiance vis-à-vis des « représentants » ne doit cependant pas se confondre avec le « tous pourris » fascisant qu’on peut entendre ça et là, mais de la logique même du champ. Non, cela naît avant tout selon Alain Accardo du fait que la plupart d’entre eux sont sincèrement convaincus que le libéralisme économique peut concourir à servir l’intérêt général. D’où la priorité accordée au soutien des entreprises privées et à l’encouragement de chacun de chercher son profit personnel, avec l’espoir que la « main invisible » chère à Adam Smith se chargera de répartir les gains équitablement, moyennant quelques régulations à la marge. On ne peut pas dire que la molesse des réponses suite à la récente crise des subprimes ne démente ce constat [4], et si la socialisation -et partant l’origine sociale- des élus explique sans aucun doute largement ce « consensus » énigmatique, le retour de logiques de notabilisation au sein des « grands » partis n’est sans doute pas étrangère à l’affaire [5]. L’auteur n’hésite ainsi pas à comparer les « prétendues démocraties occidentales » à des sociétés féodales où les sujets seraient invités à renouveler périodiquement leur approbation aux patriciens qui se sont de longue date accaparés le pouvoir. Une manière crue mais néanmoins évocatrice de présenter certains résultats de la sociologie du vote [6].
Il ne faudrait cependant pas se méprendre : ce ne sont pas les dirigeants politiques qui constituent l’objet principal des foudres de l’auteur, mais bien les classes moyennes, ces « petits-bourgeois gentilhommes ». Sans jamais prendre la peine de les définir [7], celui-ci ne se contente pas de s’interroger sur leur servitude volontaire, mais fustige à longueur de pages leur collaboration active à la domination capitaliste et à ses conséquences funestes (exploitation, misère, violences, guerres, etc.), de par leur position dans la division du travail. Se retrouve ainsi d’une certaine manière actualisée la thèse de la « banalité du mal » formulée par Hanna Arendt [8], , en écho implicite aux réflexions du psychosociologue Christophe Dejours [9].
Concernant tout d’abord le consensus qui semble globalement régner dans le débat public, Alain Accardo remarque non sans pertinence que, « plutôt que de faire l’hypothèse d’un consensus portant sur l’essentiel et d’un dissensus portant sur l’accessoire, sans disposer de critères permettant de distinguer objectivement celui-ci de celui-là, il vaut mieux considérer que, tandis que la contestation implique toujours la prise de conscience d’un aspect déterminé de la réalité qui a cessé d’être évident, d’aller de soi, pour se mettre à poser problème, le consensus est au contraire le rapport encore impensé qu’on conserve avec tout le reste, rapport pratique qui sera peut-être davantage conscientisé réflexivement un jour prochain par les individus concernés, mais qui peut aussi bien rester à l’état purement pratique jusqu’à la fin de leur jour. Cette hypothèse [...] ne signifie pas qu’on ne puisse jamais observer dans la vie sociale de consensus délibéré et conscient de son objet ».
Ce n’est rien d’autre qu’une transposition aux attitudes politiques de la théorie du « sens pratique » de Bourdieu que l’auteur propose ici [10]. C’est ainsi qu’il dénonce une tradition idéologique - dont on aura compris qu’elle exclut ce dernier chercheur- qui sous-estime, sinon renie, la dimension inconsciente du monde social, qui occupe pourtant une place essentielle parmi nos motifs d’action, et rejoint ce faisant la théorie de l’action d’un autre « héritier » bourdieusien, Bernard Lahire qui écrit que « ce qu’il est capital [...] d’appréhender le plus finement possible, c’est la part réflexive, calculatrice, planificatrice de l’action (moments où l’action se prépare, se calcule, se planifie, mais aussi où elle se réfléchit sur le champ ou après coup) et la part d’action pré-réflexive, non planifiée, non calculée selon le types d’action et les catégories d’acteurs considérés » [11]
Pour illustrer les conséquences néfastes de l’ignorance de ses propres limites et déterminations d’ordre social, Alain Accardo recourt à l’exemple d’Emma Bovary, qui croyait incarner un être unique, original et libre alors qu’elle vivait dans une société où les « Madame Bovary » étaient sans nul doute légions. Et elle s’est ainsi privée d’une action collective qui aurait pu lui être salutaire, conclut-il le raisonnement.
A ceux qui persistent d’opposer « l’individu » à « la » société, piégés en cela par le langage courant, Alain Accardo rappelle utilement que « le social se présente toujours sous deux formes inséparables : la forme collective et la forme individuelle, sous forme d’histoires-faite-choses et d’histoires-faites-corps, pour reprendre une formulation de Bourdieu. En d’autres termes, le social existe sous forme de choses qu’on appelle institutions, organisations, appareils, réseaux, codes, rites, liturgies, instruments, environnement, etc., qui ont une existence physique en dehors de nous et il existe conjointement sous une forme incorporée, c’est-à-dire sous forme de personnes humaines en chair et en os, capables de comprendre, d’utiliser, de produire, bref de vivre dans ce monde de choses ». Il est donc aussi illusoire qu’inefficace (mais sans doute source de bénéfices psychologiques) de se prendre pour des Don Quichotte opposés à un ennemi totalement extérieur à soi, incarné dans des institutions et des personnes qu’il s’agirait d’affronter en faisant masse. C’est cette illusion d’optique objectiviste qui a notamment focalisé selon l’auteur les organisations militantes sur la recherche du nombre au point d’évacuer la question de la nature de son adversaire. Or si la lutte collective est bien nécessaire, elle ne peut s’abstenir sur le plan personnel d’une auto-socioanalyse afin de chercher à extraire les racines de l’ordre établi que chacun a intériorisées à des degrés divers [12]. Un message difficile à faire passer dans les milieux militants où s’interroger sur les modes de sa propre participation aux mécanismes de domination est rapidement assimilé à un acte d’auto-flagellation.
On peut suivre l’auteur sur ces préconisations, tout comme sur sa description du fait que le système capitaliste fonctionne davantage par la séduction que par la coercition (encore que celle-ci soit loin d’être secondaire...) [13], ou sa volonté de réhabiliter la notion de « morale » en politique. Mais on ne pourra s’empêcher d’éprouver une certaine gêne à la lecture de son pamphlet. Gêne par exemple face à certaines généralisations abusives, dans une lecture enchantée du passé, attribuant à nos ancêtres des siècles passés sinon toutes les vertus au moins une mauvaise conscience qui se serait évaporée ; à la centralité du processus de « moyennisation », qui aurait fait triompher une culture de l’hédonisme égoïste ; et tout simplement à l’homogénéité postulée de cette "classe moyenne". Non seulement le portrait général manque sans conteste de finesse sociologique [14] mais le ton volontairement provocateur et même agressif risque de manquer sa cible [15]. Si la capacité de l’illusio des champs dans lesquels nous évoluons chacun quotidiennement à nous (faire nous) détourner des enjeux sociaux primordiaux est essentielle à souligner, l’argumentation de l’auteur pêche ici singulièrement par défaut de compréhension [16] qu’il invoque en début d’ouvrage. Et nombre des lecteurs visés risquent de refermer l’ouvrage - dont il est déjà peu probable qu’il soit arrivé en leurs mains - davantage enclins à persister dans leur être qu’à suivre les conseils qu’Alain Accardo prodigue sur le ton de l’insulte. Ce serait dommage car sur le fond, les fins qu’il défend sont sans conteste urgentes à diffuser. Mais la forme est aujourd’hui au moins aussi importante que le fond en politique, si ce n’est plus, ce qui n’est pas la moindre contradiction qui structure l’espace public. « Changer le monde commence par se changer soi-même » comme le chante avec justesse Kény Arkana [17], c’est ce que l’on aura envie de retenir de cet ouvrage radical, même si les raisons de l’impuissance de la gauche radicale à susciter une adhésion massive restent encore à mettre au jour. On remarquera au passage les nombreuses proximités que les écrits d’Alain Accardo entretiennent avec ceux de Jean-Claude Michéa. A la différence que si ce dernier invite à se livrer avant tout engagement collectif à deux examens introspectifs : celui de sa propre volonté de pouvoir et celui de sa participation au « système » dont on dénonce la logique [18], il ne semble guère partager l’enthousiasme d’Accardo pour la sociologie de Pierre Bourdieu. A moins, au vu de ses développements, qu’il n’en est intégré inconsciemment les acquis...
Quoiqu’il en soit, Alain Accardo met le doigt sur un certain nombre de problématiques essentielles. Qu’il s’agisse de la "volonté de ne pas savoir" face aux désastres sociaux et écologiques entraînés par l’organisation actuelle de la production et de la consommation, de l’apathie apparente des "classes moyennes", qui se réfugient au mieux dans un engagement humanitaire largement dépolitisé, et du désarroi conséquent des organisations de la gauche radicale, alors même que sont démantelées méthodiquement les protections sociales qui avaient pourtant assuré leur essor [19], il y a là de nombreux terrains essentiels à explorer tant par les sociologues que par les militants. Car si Gulliver doit désormais couper ses propres cheveux qui lui servent de liens, pour reprendre l’image d’Alain Accardo, reste encore à savoir de quelle manière...