Par Elieth P. Eyebiyi [1]
Dans cette troisième édition de l’ouvrage Le travail des enfants dans le monde, Bénédicte Manier montre comment la main d’œuvre enfantine constitue une composante essentielle de l’économie contemporaine. A l’aide de plusieurs cas et de chiffres agencés fort à propos, elle s’attache à démontrer non seulement l’existence du travail des enfants (ce qu’on savait déjà, sans forcément en percevoir les proportions), mais aussi et surtout son importance, son poids dans l’économie globale contemporaine. Ainsi l’on apprend que la main des enfants est passée quasiment sur tous les produits que nous consommons, et ceci notamment dans les pays pauvres.
On constate aisément que la pauvreté rime facilement avec le travail des enfants et augmente donc la (mal) chance des enfants à atterrir dans l’univers du travail précoce. Si l’Europe a découvert le travail des enfants, dans sa forme massive, au nom de la révolution industrielle, l’Afrique très peu industrialisée et les autres pays pauvres du Sud connaissent le travail des enfants davantage comme une porte de sortie parfois prescrite par les parents et la famille, ou parfois entrouverte par des enfants très tôt responsabilisés qui veulent et/ou doivent assurer leur existence quotidienne. Le travail des enfants a une fonction économique (p. 87 et ss.) à ne pas négliger, que leur participation soit invisible comme en ce qui concerne le travail domestique des femmes, ou non.
La régulation publique du travail des enfants sera consacrée véritablement avec les réformes de Jules Ferry en 1881 et 1882, qui rendent l’école primaire obligatoire et gratuite, du moins en Europe. Elle s’accompagnera de la généralisation des allocations familiales par lesquelles l’Etat compense en partie l’absence du salaire de l’enfant (p.12). Bénédicte Manier qualifie d’ailleurs les mesures de ce dernier genre de ’’transferts sociaux’’ qui permettent finalement d’arracher les enfants à la sphère du travail pour leur permettre de bénéficier d’une éducation scolaire au moins au niveau primaire. La mécanisation de l’agriculture en a été pour beaucoup en Europe, alors qu’en Afrique la faiblesse voire l’absence de la mécanisation favorise le maintien des enfants dans les champs pour servir de main d‘œuvre à des parents démunis. D’ailleurs, l’auteure souligne explicitement que si le débat public sur le travail des enfants s’est instauré avec l’apparition des enfants dans les usines en Europe, l’objectif de la scolarisation universelle tient de la contrainte morale instituée par les lois Ferry, dont le but a été de faire de l’école un « modèle social » (p.15).
Constatant la variabilité de l’acception socioculturelle de l’enfance selon les pays, l’auteure définit l’enfance comme « une période de développement physique et psychique qui nécessite la protection des adultes, et qui est plus naturellement consacrée au jeu qu’au travail mais qui admet l’apprentissage progressif d’un savoir » (p.17). Pourtant on constate dans les pays en développement que plus l’agriculture est constitutive du PIB, plus la fréquence du travail des enfants est élevée, l’implication des garçons étant plus forte que celle des filles. Généralement ces dernières sont confinées à la domesticité.
Trouvant dans le secteur informel, qui pèse 72% de l’économie non agricole en Afrique subsaharienne, une forme d’économie populaire et un palliatif à l’incapacité du secteur public à créer des emplois (p.25), Manier pense également qu’il est en partie le fruit de l’urbanisation rapide des pays en développement. Il faut ajouter à son analyse que le secteur informel se développe sans doute aussi à cause de l’inexistence d’une économie structurée et productive, étant donné que la production agricole des pays subsahariens est généralement exportée à l’état brut, l’inexistence d’une chaîne de transformation industrielle justifiant de facto l’absence d’un important flux d’emplois potentiels. L’informel en tant que palliatif, oui, mais aussi en tant que conséquence de l’absence d’un chaînon manquant dans le processus de production de biens.
Par contre l’analyse de l’auteure sur la question du placement des enfants souffre, à notre avis de quelques carences. Ainsi l’auteure pense que cette tradition encore vivace (en Afrique et dans les pays sous-développés) entretient « l’illusion que l’enfant va recevoir une éducation en allant vivre ailleurs » et que « la vie des « petites bonnes » et des boys du continent africains, […] est vouée au mépris et aux tâches les plus dures » (p.27). Si elle a peut être en partie raison, il est trop facile de procéder à cette sorte de généralisation car le placement n’est pas synonyme d’insertion systématique de l’enfant dans un statut de « petite bonne » ou de « boy ». En effet, il faut voir, au moins au Bénin, que le statut de « petite bonne » est sujet à rétribution des parents de l’enfant, dont la force de travail est en effet ainsi achetée. Or dans le même temps, le placement suppose que l’enfant vit, travaille (tâches domestiques au même titre que les enfants de la famille accueillante) et reçoit une éducation (école ou apprentissage) de la part de la famille d’accueil sans aucune rétribution en retour mais aussi sans aucun apport de sa famille biologique. Il y a certes des exceptions à toute règle mais cette précision me semble nécessaire.
Par ailleurs on peut également souligner sur cette question que la plupart des cadres et intellectuels béninois de l’élite coloniale et postcoloniale (jusqu’aux années 1980-1990) sont issus de cette tradition du placement ou du confiage car ayant leurs parents au village ils ont pu en étant placés en ville chez des amis voire même des religieux, recevoir une instruction correcte, aller en métropole et revenir jouer les premiers rôles en ville. La crème de l’élite politique béninoise par exemple est donc d’origine roturière, à de rares exceptions près, d’autant plus qu’à l’époque coloniale la plupart des chefs de tribus, clans et royaumes conquis au fil de l’épée et des fusils ne faisaient scolariser en priorité que les enfants de leurs esclaves, qu’ils ‘’offraient ‘’ ainsi au ‘’blanc’’ plutôt que de scolariser leurs propres enfants, généralement des princes. Il importe donc d’éviter tout amalgame entre ‘’enfants confiés’’ ou ‘’enfants placés’’ astreints ou non à un travail ‘’inhumain’’ et non aux tâches domestiques. Le confiage ou placement des enfants n’est pas à lier intrinsèquement à la question du travail encore moins du salariat. Un enfant dont la force de travail est monnayée, ou qui exerce un travail autre que celui domestique ‘’’habituel’’ et est privé de tout projet de scolarisation ou d’apprentissage sort semble t-il des liens du confiage ou du placement !
L’approche néolibérale de la question a permis, heureusement, de mettre à jour des cas de dérives très graves versées au compte du ‘’trafic des enfants’’ mais cette approche a pour effet pervers d’entretenir une certaine psychose autour de ce trafic, qu’il ne faut pas nier, au risque de faire croire que tous les enfants placés ou confiés en Afrique notamment font partie d’un trafic d’êtres humains… Le mode d’organisation et de vie collective de la société africaine facilite et légitime socialement sans doute la tradition du confiage, que dans les sociétés individualistes occidentales bâties autour de la famille nucléaire. Ce mode de vie donne une certaine assurance aux familles pauvres de pouvoir orienter leurs enfants en se raccordant aux membres ‘’évolués’’ de leurs familles, c’est à dire des parents d’un nième degré qui sont déjà en ville et y vivent et qui ont les moyens de scolariser ou de mettre en apprentissage les enfants qu’on leur confie pour un temps. Cette dimension sociologique, voire quasiment anthropologique, des relations familiales autour de l’enfant dans la question de son travail a manqué à l’ouvrage et peut s’expliquer sans doute par la profession de l’auteure.
L’un des mérites essentiels de ce livre, outre de documenter la question du travail des enfants avec des données statistiques relatives aux multiples facettes de cette problématique - et ceci sur tous les continents-, est d’explorer également les solutions actuelles : une nouvelle vision de l’école, la lutte contre la pauvreté, l’organisation de la sortie des enfants du retrait du travail, etc. Au titre de solutions les différentes variantes de transferts sociaux qu’expose l’auteur, de l’Inde au Brésil en passant par le Mexique (p. 107 et ss.) a le mérite non seulement de montrer qu’une action est possible mais aussi de souligner une fois encore le retard des pays africains dans une véritable autogestion de ce problème.
Journaliste spécialisée dans les questions sociales et de développement, l’auteure témoigne à travers une écriture accessible et la mobilisation des statistiques des institutions internationales, le long de 126 pages, de son engagement et de sa révolte face à question du travail des enfants. L’ouvrage porte tout seul une revendication militante : arracher les enfants au travail ou bannir ce qui est dépeint à juste titre de fléau et de violation des droits de l’enfant, le travail des enfants dans le monde.