Par Alexandre Poncelet [1]
"(...)Je meurs par amour de l’humanité et pour raconter publiquement toutes les horreurs qu’au nom de la loi on commet dans cet enfer social qu’est le bagne..."
Cette brève histoire du bagne et de sa révolte, occupant la troisième partie de l’ouvrage, est à l’image du livre dans son intégralité, documenté, révolté, révoltant. On découvre en effet à la lecture de ce document tout un pan de l’histoire occulté par les manuels traditionnels d’Histoire, à savoir l’histoire des mouvements contestataires français
du dix-neuvième siècle.
Loin des approches habituelles que l’on a de cette époque à travers les romans de Zola ou les discours de Jaurès, ce livre retrace avec passion la vie (et la quasi-mort) du mouvement anarchiste de la "Belle Époque".
L’histoire du "compagnon Léauthier" semble ici comme un prétexte pour narrer, tantôt avec humour, tantôt avec gravité, les actes de "propagande par le fait" [2] des anarchistes, et les exactions de l’État pour contrer cette révolte populaire, si terrifiante pour les dominants sociaux de l’époque. Ce livre donc, semble être un devoir de mémoire,
à l’honneur des anarchistes français et dénonçant les persécutions subies. On voit dans cet ouvrage que l’époque de la Terreur n’est pas si loin, ni non plus celle de Vichy...
Les lois scélérates [3], les journaux et les hommes politiques y sont montrés comme
des manipulateurs intolérants. En effet, il y est expliqué par le fond l’idéal humaniste anarchiste, et la légitimité de certaines violences, eu égard les conditions misérables de ces derniers. La presse dominante de l’époque, condescendante avec le pouvoir, y est présentée comme un instrument même du pouvoir, de domination et d’exploitation des
masses. Les procès politiques, présentant les activistes comme des terroristes, à plus ou moins juste titre, y sont également légion. Nous pouvons à cet égard parler du procès du jeune Lorion, anarchiste condamné pour "propagande". Il tenait en fait des propos
anarchistes en publics. Ce militant, condamné au bagne, a fini fou du fait de son traitement ; il était assommé littéralement de médicament ; sans avoir connu la liberté, suite à la dénonciation d’un socialiste qu’il gênait.
Ainsi, cette révolte du bagne est amenée et située historiquement, et le procès de Léauthier, son acte, et l’histoire anarchiste sont largement nourris par des documents d’époque et des témoignages reproduits par passages entiers. L’ouvrage présente donc une objectivité historique rarement atteinte, du moins dans la qualification des faits et les faits eux-mêmes. La bibliographie, montrée à la fin, est très complète et prouve bien l’effort de recherche qu’a dû fournir l’auteur pour écrire son livre, de la manière la plus juste possible.
Le parti pris de Frémion, est, quant à lui, indéniable. Les anarchistes y sont présentés en héros. Nous pouvons à cet égard citer la section entière intitulée "le terrorisme anarchiste à la fin du XIXème siècle", où les attentats les plus spectaculaires
sont présentés de manière tout à fait légère, avec quelques anecdotes d’époque, comme la fameuse sentence de Vallès "Quel imbécile, il a fait peur à Kiki !" à propos de l’attentat manqué contre Edouard Benoît, son voisin.
Il montre donc avec plaisir l’activité anarchiste du XIXème. Il ne faut pas oublier que c’est ce siècle même qui a vu naître et porté les plus grands anarchistes, que l’on parle de Bakounine, Kropotkine et même de Proudhon. Cela dit, nous pouvons émettre un reproche à cet ouvrage, à savoir le manque de relation entre les faits et les théories. En
effet, l’auteur s’appuie sur des faits et des paroles, mais ne fait pas vraiment le rapprochement avec les grands théoriciens. Même si la "terreur anarchiste" est expliquée à merveille, et que de fait nous comprenons les intentions et les pensées sous-jacentes,
une précision concernant les grandes thèses anarchistes aurait pu être fourni. Pour un lecteur n’ayant pas situé l’anarchie politiquement et ne voyant en cela qu’un chaos social et un désordre innommable, l’ouvrage pourra paraître comme une simple apologie de mouvements terroristes, même si l’accent est mis sur les exactions de l’administration. Les
procès politiques, les tortures infligées aux anars ainsi que l’injustice dont ils étaient victime est dépeinte avec une précision terrifiante.
Tout l’ouvrage sert donc a justifier, expliquer et situer la révolte du bagne, histoire oubliée de la majorité comme nous l’avons dit précédemment. Cette révolte a certes été d’une ampleur relativement restreinte, mais la cruauté administrative y est présentée comme un crime resté impuni. En effet, la presse a bien vite oublié la révolte des îles guyanaises au profit d’une affaire au moins d’égale importance, celle de Dreyfus. Même si ce dernier s’est retrouvé sur les îles ayant été le théâtre d’une répression sanglante et injuste, l’administration et les médias ont cru bon d’étouffer toute cette horrible affaire, afin
d’éviter au gouvernement un autre fait sordide noircissant encore le tableau historique d’un pays prétendument respectueux des droits de l’Homme.
En publiant ce livre à cette époque, Frémion, chroniqueur chez "fluide glacial" et essayiste, nous montre la nécessité de s’indigner constamment des injustices, et d’en parler, de s’en souvenir, afin de se rappeler que nos grandes démocraties occidentales ne sont pas non plus innocentes et absolument propres. Le rapprochement avec d’autres procès politiques, comme celui des accusés de Tarnac, par exemple, est obligatoirement fait dans l’esprit du lecteur. Ainsi, ce livre nous amène à réfléchir sur la justice d’un système en place, et ficelé de manière à ce que, comme le pense Monsieur Lordon, les dominés désirent ce que désirent d’eux les dominants...