Par Igor Martinache
A écouter les déclarations des responsables politiques de droite comme de gauche, l’« insécurité » serait devenu le problème social majeur de notre époque [1], comme pour masquer le véritable enjeu que représente le délitement de la société salariale [2], avec le système de protection sociale qui l’accompagne [3]. Et parmi les responsables désignés du climat d’insécurité, les « bandes de jeunes » figurent en bonne place, comme l’indique la Loi sur la sécurité intérieure (LSI) adoptée par le Parlement le 18 mars 2003 sur l’initiative du Ministre de l’Intérieur d’alors, un certain... Nicolas Sarkozy. L’une de ses dispositions, la pénalisation des rassemblements dans les halls d’immeuble, avait alors suscité une certaine émotion, sans que cela n’entraîne pour autant le retrait de la disposition [4]. Les « émeutes » de novembre 2005 qui se sont déclenchées après la mort, à Clichy-sous-Bois, de Bouna Traoré et Zyed Benna, réfugiés dans un transformateur électrique après avoir été pris en chasse par une patrouille de police [5] puis quelques mois plus tard les incidents ayant émaillé les manifestations contre le Contrat Première Embauche (CPE) [6] ont ramené sur le devant de la scène la question des « bandes de jeunes » [7]. Mais au-delà des stéréotypes sensationnalistes véhiculés par les médias ou certaines interactions dans l’espace urbain où le processus d’étiquetage joue à plein [8], que sait-on réellement des bandes juvéniles, nouvelles incarnations des « classes dangereuses » [9]
? Qui sont leurs membres ? Quelles logiques les animent ? Enfin et surtout, dans quelle mesure ce phénomène est-il réellement nouveau ?
Telles sont quelques-unes des questions que cet ouvrage contribue à éclairer. Issu d’un colloque interdisciplinaire, celui-ci propose ainsi un état des lieux assez élargi du phénomène des bandes de jeunes. Outre une actualité médiatico-politique que l’actuel hôte de l’Elysée a largement contribué à aviver en lâchant à escient son fameux qualificatif de « racailles », l’actualité de la recherche sociologique justifiait à elle seule une telle entreprise. Comme le rappellent Philippe Robert ainsi que Laurent Muchielli et Marwan Mohammed dans leurs introductions respectives, un certain nombre de thèses en sociologie ou en sciences de l’éducation sont venues considérablement renouveler le regard porté aux bandes juvéniles au cours des dix dernières années, en explorant les angles morts des travaux antérieurs. Il s’agit notamment des recherches de Maryse Esterle-Hedibel [10], David Lepoutre [11], Stéphani Rubi [12], Thomas Sauvadet [13], Benjamin Moignard [14] ou Marwan Mohammed [15], qui, à l’exception de la deuxième citée, sont toutes résumées plus ou moins directement par leurs propres auteurs dans le présent volume.
A partir de l’étude fondatrice de Frederic Thrasher [16], les bandes ont d’abord été envisages sous l’angle de la délinquance et de la criminalité, et il faut attendre près d’un demi-siècle pour que d’autres dimensions de leur vie sociale soient envisagées [17]. Or, les travaux pré-cités ont prolongé cet élargissement du regard, en explorant respectivement le rapport à une certaine incertitude existentielle, les modes de communication spécifique, l’intégration des filles à ce mode de sociabilité spécifique, la question d’un champ spécifique aux quartiers pauvres où la capacité à s’imposer physiquement ou verbalement constitue le capital structurant, le processus de socialisation -bien plus formalisé qu’il n’y paraît- dans les bandes des favelas brésiliennes ou encore l’articulation entre vie familiale et intégration à une bande.
Avant la présentation de ces travaux, la première partie de l’ouvrage donne la parole aux historien-ne-s qui retracent la construction par la presse et le cinéma du mythe des « blousons noirs », ancêtres des bandes actuelles, eux-mêmes venant quelques décennies après les « Apaches » [18]. Vient ensuite une partie sociologique - au sens strictement disciplinaire du terme- dans laquelle Maryse Esterle-Hedibel revient sur les controverses théoriques suscitées par le concept de bandes juvéniles, dont François Dubet dans sa fameuse description de la « galère » il y a vingt ans décrétait la disparition [19]... Marwan Mohammed s’intéresse pour sa part au rôle des fratries et des cousins dans la « promotion du pôle déviant », tandis que Thomas Sauvadet revient sur la typologie qu’il dresse déjà dans sa thèse des différentes formes de regroupements juvéniles en fonction de la taille et de l’activité principale, permettant de rompre avec les amalgames d’un regard trop distancé et partant homogénéisant. Matthias Millet et Daniel Thin reviennent pour leur part sur le rapport problématique que l’école entretient avec les jeunes de catégories populaires, leur adressant malgré elle une véritable « injonction à la déviance » [20]. Après cette partie consacrée à la « construction sociale des bandes », la troisième est consacrée aux « bandes en actes ». Outre la recherche de Stéphanie Rubi précédemment évoquée sur les bandes de filles, on retiendra l’article de Laurent Muchielli sur les viols collectifs, qui reprend en partie un précédent ouvrage où il déconstruisait la représentation médiatique des « tournantes » [21] et dans lequel il redonne une épaisseur historique et sociologique au phénomène en question, cherchant à comprendre au sens weberien du terme tout en s’abstenant de juger moralement. Les deux dernières contributions de cette partie, celles de Manuel Boucher et Jérôme Boissonade, rappellent que comme tout phénomène social, l’activité des bandes ne prend sens que resitué dans un contexte social plus large. Le premier s’intéresse ainsi aux rapports ambigus qu’elles entretiennent avec les travailleurs sociaux, entre stigmatisation réciproque et instrumentalisation de ces derniers, tandis que le second revient sur les différentes formes de légitimité qu’elles peuvent rechercher dans l’espace public.
La dernière partie de l’ouvrage, certainement la plus stimulante, est consacrée à la question des comparaisons internationales. Après un cadrage théorique opéré par Marwan Mohammed, Yves Pedrazzini livre dans un texte au ton passionné un plaidoyer pour une analyse compréhensive des gangs -notamment latino-américains-, qu’il s’agit d’envisager d’un point de vue fonctionnel comme des formes d’adaptation à un phénomène d’urbanisation largement déshumanisant. Danièle Poitou s’inscrit dans une perspective proche en replaçant le phénomène des bandes juvéniles en Afrique dans une perspective historique, et en montrant que celles-ci répondent en quelque sorte au délitement de certaines structures sociales que l’on qualifiera faute de mieux de traditionnelles. Toujours en Afrique, mais dans sa partie la plus australe, Thibaut Dubarry s’intéresse aux tsotsis, ces jeunes membres de gangs qui contribuent à faire du pays le plus riche de l’Afrique également le plus meurtrier du monde. De la même manière, il éclaire en grande partie ce paradoxe en le reliant aux conséquences encore vives de l’Appartheid, autrement dit une société très inégalitaire et marquée par les clivages ethniques. Benjamin Moignard clôt enfin cette partie par un article remarquable. S’il ne livre pas tout à fait la comparaison annoncée entre bandes juvéniles en France et au Brésil, en se concentrant principalement sur ce second pays, il montre très bien à la fois l’organisation très formalisée qui règne au sein des gangs, les processus de socialisation en leur sein, mais aussi d’intégration au sein de la communauté locale, et les liens ambigus de protection réciproque qui se nouent entre les meneurs et la population de leur quartier. Comme du reste plusieurs autres articles, il restitue enfin bien le rapport à l’existence particulier qui se noue dans ce « monde des bandes », ainsi que Gérard Mauger intitule sa conclusion au présent ouvrage : un rapport à la vie fait d’incertitude radicale et de dénégation de la pauvreté de sa condition initiale, ainsi que certains clips de rap peuvent l’illustrer jusqu’à la caricature. Tout cela contribue à développer, comme le remarque notamment Thomas Sauvadet, une série de valeurs et de compétences (prise de risque, sens de la « débrouille », fascination pour la consommation ostentatoire,...) chez certains de ces jeunes membres de bandes, qui n’est pas sans ressembler justement à celles que les tenants de ce que l’on désigne rapidement comme « néolibéralisme » voudraient justement nous voir adhérer [22]. Dans cette perspective, le phénomène des « bandes de jeunes », dont le présent ouvrage nous permet de distinguer les multiples facettes, a encore de « beaux » jours devant lui...