Par Gwénola Ricordeau [1]
Benedict Anderson propose, dans Les bannières de la révolte, un essai d’« astronomie politique », c’est-à-dire une cartographie de l’anarchisme et une analyse de la force de gravitation qu’il exerça, à la fin du 19e siècle, sur les nationalismes aux quatre coins du monde, en particulier aux Philippines, mais aussi à Cuba et à Porto Rico. Après de nombreux travaux monographiques et comparatistes sur l’émergence des mouvements nationalistes en Asie du Sud-Est, Anderson en livre ici une lecture nouvelle : Ces mouvements nationalistes étant la manifestation de la « première mondialisation », Anderson prend le parti d’explorer les liens transnationaux qui les favorisèrent.
Si, dans le présent ouvrage, Anderson s’appuie abondamment sur ses travaux antérieurs, il met l’accent sur des objets jusqu’à maintenant ignorés par les chercheurs : l’existence de réseaux entre leaders indépendantistes de différents pays, mais aussi l’intimité de ces leaders avec des mouvements de pensée existants en Europe, en particulier l’anarchisme. L’exploration de ce « monde polyglotte maintenant disparu » (p. 12) repose sur un ensemble, inévitablement hétéroclite, de sources primaires et secondaires, y compris des correspondances personnelles et des registres gouvernementaux.
Aucun chercheur n’avait jusqu’ici trouvé trace de l’influence de la pensée anarchiste dans l’histoire du mouvement nationaliste philippin et plus généralement dans l’histoire de ce pays dont la vie politique est incontestablement marquée - aujourd’hui encore - par le marxisme-léninisme et le maoïsme. Au regard des nombreux travaux existant sur le mouvement nationaliste philippin, mais aussi des ouvrages antérieurs d’Anderson, l’interprétation que celui-ci expose dans Les bannières de la révolte est radicalement nouvelle et discutable. Cette recension portera donc tout particulièrement sur les questions posées par Anderson à l’histoire des Philippines et de la révolution de 1896, la première révolution nationaliste d’Asie du Sud-Est.
Intellectuels et « première mondialisation »
Dans L’imaginaire national [2], Anderson décrivait comment la « première mondialisation », au tournant des 19e et 20e siècles, avait permis l’émergence des nationalismes. Les premiers câbles télégraphiques transocéaniques, les bateaux vapeurs et la construction du canal de Suez avaient rapproché les colonies des métropoles (les Philippines de l’Espagne), mais aussi les colonies entre elles (les Philippines et Cuba). Les nouvelles, les images, mais aussi les idées circulaient plus rapidement. Avec Les bannières de la révolte, Anderson poursuit son exploration des flux transnationaux de personnes et d’idées en relatant la vie et l’œuvre d’intellectuels.
L’exploration de réseaux transnationaux intellectuels et politiques donne nécessairement lieu à un travail savant. Anderson ne craint pas de convoquer de multiples histoires nationales (celles des Philippines, de l’Espagne, de Cuba, de Porto Rico, etc.) et une foule de personnages. Parmi ceux-ci, trois intellectuels philippins, nés au début des années 1860, sont au centre des réseaux transnationaux décrits par Anderson : Isabelo de los Reyes, pionnier de l’anthropologie aux Philippines et journaliste d’opinion, Mariano Ponce, organisateur du mouvement nationaliste philippin, et surtout José Rizal, à la fois le plus célèbre romancier de l’archipel et le personnage le plus controversé de l’histoire nationale.
On suit ces intellectuels, qui sont parmi les tous premiers patriotes philippins, d’un continent à l’autre, de Manille à Paris, de Madrid à Hong-Kong. On découvre leurs parcours faits d’influences variées, nées de rencontres, parfois improbables, avec un folkloriste autrichien (Ferdinand Blumentritt), un romancier japonais (Suehiro Tettyo) ou des anarchistes russes. Si la compréhension de ces parcours intellectuels ne peut faire l’économie de la complexité de tels réseaux, c’est que le nationalisme naît du « démon de la comparaison ». Cette idée, qu’Anderson développe depuis The Spectre of Comparisons [3], l’auteur la doit à la lecture de Rizal. Celui-ci, dans Noli me tangere (1887) [4], met en scène un jeune créole, Ibarra, de retour dans l’archipel après un séjour dans la métropole espagnole, saisi par ce « démon de la comparaison » qui nourrira son projet politique : l’indépendance des Philippines.
Ainsi, si Isabelo de los Reyes peut être tenu pour le promoteur aux Philippines d’un proto-nationalisme, c’est par son recours à la « comparaison » dans son travail de folkloriste (p. 26). Dans El folk-lore filipino (Manille, 1887), Reyes utilise en effet manifestement les travaux d’ethnologues et de folkloristes européens contemporains. En les associant à ceux qu’il a lui-même effectués dans l’archipel, il décrédibilise les autorités coloniales religieuses et laïques. Plus encore que Reyes, Rizal incarne, par sa trajectoire et ses productions littéraires, la théorie défendue par Anderson : parce qu’il a fait lui-même l’expérience du « démon de la comparaison », Rizal est « le premier sujet colonial à produire un roman violemment anti-colonial » (p. 12). Ce roman est El filibusterismo (1891) [5]. Le premier roman de Rizal, Noli me tangere, est, selon Anderson, le « premier vrai texte philippin », mais El filibusterismo est lui un roman international, une novela mundial (p. 63), dans lequel trois mondes s’entrecroisent (pp. 64-65) : Le système mondial des nations, le monde de la gauche internationaliste et la « dépouille d’un Empire espagnol en décomposition ».
Anderson propose une analyse de El Filibusterismo à la lumière des lectures et des expériences de Rizal en Europe de 1882 à 1891, à la source de son inspiration : Les « figures clés de l’avant-garde littéraire française, espagnole et hollandaise » (p. 12). On peut aussi lire dans El Filibusterismo les conséquences de la publication de Noli me tangere, qui fit de Rizal le symbole de la résistance au pouvoir espagnol aux Philippines, mais qui lui valut également l’hostilité de nombreuses personnes influentes dans son pays. On peut enfin y lire l’intensification des conflits politiques entre illustrados, ces philippins des classes supérieures ayant reçu une éducation espagnole.
C’est certes dans la métropole coloniale que beaucoup d’intellectuels philippins forgèrent leur idéologie anti-coloniale, mais c’est surtout là qu’ils choisirent tout d’abord de porter leur combat. À partir de 1872, ces illustrados, parmi lesquels on trouve Rizal, Marcelo Del Pilar et Mariano Ponce, formèrent, en Espagne, le mouvement de la Propaganda [6], qui se dote, à partir de 1889, d’un journal : La Solidaridad. La tactique de ce mouvement - visant à libéraliser le régime politique et religieux auquel était soumis l’archipel - repose sur l’assimilation des Philippines à l’Espagne, afin de suivre l’exemple de Cuba (p. 110). Ce dernier était en effet représenté aux Cortes depuis longtemps, alors que les Philippines avaient perdu ce droit en 1837. C’est dans la métropole coloniale finalement qu’éclatera le conflit entre les tenants de l’assimilation et ceux qui, à l’instar de Rizal, la tiendront en définitive pour une impasse : ceux-là réclameront une émancipation qui ne pouvait partir que de l’archipel. C’est d’ailleurs bien à cette stratégie qu’œuvre Rizal à son retour aux Philippines en créant, en 1892, la Liga Filipina.
L’analyse de la révolution nationaliste philippine de 1896 ne peut faire l’économie de l’examen du rôle des illustrados et du choix politique que beaucoup d’entre eux firent d’œuvrer pour l’assimilation. Le cheminement politique et les romans de Rizal sont significatifs de la naissance d’un mouvement nationaliste au sein d’une élite intellectuelle largement hispanisée. L’archipel était d’ailleurs la seule colonie d’Asie du Sud-Est à disposer d’une université : l’université pontificale de Santo Tomas. Si les premières expressions du nationalisme se sont faites en espagnol, c’est que, à l’inverse d’autres colonies, il ne restait, aux Philippines, quasiment aucune trace écrite de l’époque pré-coloniale et l’espagnol avait davantage un caractère international que colonial (p. 33).
Les usages de la langue espagnole par les premiers nationalistes philippins s’éclairent aussi de l’analyse des romans de Rizal. Les bannières de la révolte permettent d’ailleurs au lecteur francophone de se familiariser avec les nombreux travaux d’Anderson [7] sur ce sujet, en particulier une étude quantitative [8] de Noli me tangere et de El filibusterismo. Selon Anderson, les emplois que le romancier a fait de l’espagnol et d’expressions en tagalog, comme les évolutions de son vocabulaire politique et social, montrent qu’il s’adressait surtout aux lecteurs de la métropole, non aux espagnols installés dans l’archipel et encore moins à ses compatriotes philippins.
Parler de « philippins » à la fin du 19e siècle est en fait épineux, car le terme avait alors une toute autre signification. En effet, durant la période coloniale, le terme avait une acception raciale et il désignait les personnes ayant des ascendants espagnols, mais nées dans Las Islas Filipinas, d’un statut inférieur aux peninsulares, nés dans la métropole [9]. L’usage du mot s’est étendu aux métisses - les créoles - dotés d’une culture espagnole et c’est à ce titre que Rizal a été qualifié de « premier philippin » [10]. Le nationalisme « philippin » auquel Rizal a contribué est bien celui d’une élite éduquée et hispanisée, celle à laquelle il appartenait, comme les personnages qu’il mettait en scène. Ce malentendu a été un fardeau pour le mouvement nationaliste aux Philippines, un fardeau aujourd’hui encore discuté [11].
Rizal, entre culte et polémiques
Aux Philippines, on trouve des statues de Rizal dans toutes les écoles, sur toutes les places municipales, etc. Toutes les librairies et bibliothèques ont un rayon intitulé « Rizaliana », dans lequel se trouvent à la fois les œuvres du romancier et les nombreux ouvrages critiques et politiques qui lui sont consacrés. Rizal est incontestablement un héros national. Il est même, pour les « Rizalistas », l’objet d’un culte syncrétique. Mais Rizal est aussi le personnage le plus controversé de l’histoire nationale et le cinéma philippin [12] se fait l’écho des débats historiographiques. Pour apprécier la position de l’auteur des Bannières de la révolte. il est nécessaire de connaître la teneur de ces débats.
Rizal n’a jamais prôné la révolution. Il a refusé de rejoindre, en 1896, l’insurrection armée contre les Espagnols lancée par le Katipunan d’Andres Bonifacio et Emilio Aguinaldo. D’ailleurs, lorsqu’il a été, la même année, arrêté et exécuté par les Espagnols, il avait accepté de les servir, comme médecin, dans l’armée qui combattait les révolutionnaires cubains. Malgré cette trahison manifeste (des philippins et de la cause anti-coloniale), Rizal a néanmoins été décrit ultérieurement par Andres Bonifacio comme le « symbole de la liberté philippine » et a été déclaré « l’âme de la révolution philippine » par le général Emilio Aguinaldo par le décret révolutionnaire du 20 décembre 1898.
Il n’est, aux Philippines, d’historien reconnu ou d’essayiste célèbre qui n’ait écrit sur Rizal. Mais c’est à partir des années 1960 et 1970 que Rizal est devenu un objet de polémique pour les historiens et un enjeu mémoriel dans les luttes nationales. C’est alors que les travaux de Teodoro Agoncillo [13] et de Renato Constantino [14] ont contribué au succès d’une lecture qui est devenue dominante, loin des nombreuses biographies hagiographiques - comme celle de G. Zaide [15] - en vogue jusqu’alors. Le caractère réformiste de l’engagement politique de Rizal a été souligné et surtout opposé à celui, sans conteste révolutionnaire, de Bonifacio. L’enfant du peuple éclipse l’illustrado et devient le nouvel héros populaire. Dans le contexte de la lutte de libération nationale contre le néo-colonialisme américain et le régime militaire instauré par Marcos en 1970, l’ensemble du mouvement révolutionnaire se ralliera à la position exposée par le Parti Communiste des Philippines (CPP, maoïste) et José Maria Sison [16] : que Rizal ait été subversif pour la hiérarchie religieuse et la colonisation espagnole ne fait pas de lui un révolutionnaire, même si son martyre a été utile à la révolution.
La mort de Rizal a marqué le début d’un ralliement important au Katipunan : un ralliement populaire auquel s’est ajouté celui de ses proches (de son amante Joséphine Backen, de ses sœurs et de son frère). Ce ralliement est discuté : l’exécution de Rizal a-t-elle conduit ses proches à reconsidérer leur analyse politique ou Rizal les a-t-il encouragés à rejoindre le Katipunan avant sa mort ? La polémique est loin d’être close : Selon Quibuyen [17], la famille de Rizal aurait donné à Bonifacio son dernier poème, Mi Ultimo Adios (écrit en espagnol), que celui-ci traduisit en tagalog. Était-ce le testament politique de Rizal ou Bonifacio l’a-t-il habilement utilisé ? Universitaires et politiques s’accordent néanmoins à penser que le martyre de Rizal servit de catalyseur à la révolution philippine.
Lectures du nationalisme
Le principal problème posé par l’approche d’Anderson est l’accumulation de comparaisons et d’analogies dont il est difficile de tirer des conclusions solides. Comme le héros de Noli me tangere, Ibarra, en prise avec le « démon de la comparaison », Anderson voit des correspondances partout. C’est indéniablement stimulant et séduisant. Néanmoins la description d’Anderson des réseaux intellectuels, où se croisent Rizal, Mallarmé, Reyes, Baudelaire, Ponce et Poe, est davantage fondée sur son « goût de la comparaison » et sa culture savante que sur des faits.
La réalité des liens entre les intellectuels philippins et ceux de la métropole restent finalement mystérieux. Plus mystérieux encore ceux entre nationalistes des colonies. Et c’est sur ce point que le livre d’Anderson est particulièrement décevant. En effet, le projet de l’auteur de convoquer Rizal et Marti pour saisir la naissance des nationalismes à la fin du 19e siècle était attrayant. Toutefois on ne trouve rien de plus qu’une comparaison (p. 145) entre deux figures littéraires (un poète et un romancier), ayant tous deux passé de nombreuses années à l’étranger, volontairement ou en exil, morts comme des martyres de la colonisation espagnole.
Que les résultats des Bannières de la révolte soient bien en deçà de ce qui annoncé dans les premières pages de l’ouvrage remettent en cause, de fait, les deux thèses défendues par l’auteur : d’une part que l’origine du nationalisme soit davantage à chercher en Espagne que dans la colonie, d’autre part qu’une culture écrite soit nécessaire à la base d’un échange global permettant l’« imagination » et la « comparaison », indispensables à l’avènement d’une communauté nationale.
La focalisation sur la vie politique et intellectuelle des illustrados dans la métropole élude le fait que c’est d’abord leur existence dans l’archipel qui forgea leurs positions politiques. L’hostilité de Rizal à l’encontre du colonisateur espagnol et plus particulièrement des prêtres espagnols est née de son expérience personnelle, de son oppression en tant que mestizos et de celle subie par sa propre famille. Elle doit aussi beaucoup aux événements politiques dans l’archipel, à commencer par la sanglante répression de la révolte dite « de Cavite » : L’exécution, en février 1872, de trois prêtres créoles et métis (José Burgos, Jacinto Zamora et Mariano Gomez) insurgés contre la hiérarchie catholique. C’est en leur mémoire qu’il dédie El Filibusterismo. Si la vie de Rizal et l’influence de la révolte de Cavite sur son parcours politique sont bien documentées, c’est pourtant ailleurs qu’Anderson cherche des causalités : dans le monde des idées plutôt que dans l’expérience des acteurs, en Europe plutôt qu’aux Philippines.
Le second point d’ancrage de ma critique des thèses d’Anderson vise les liens tenus pour nécessaires par l’auteur entre culture écrite - forcément hispanisée - et conscience nationale. Il y a chez Anderson un usage confus des termes « anti-colonial », « patriotique » et « nationaliste », lié au parti pris d’ignorer les nombreuses formes que la résistance à la colonisation espagnole a pris durant les quatre siècles qu’elle a duré. Des travaux historiques, comme ceux d’Ileto [18], ont pourtant montré l’existence de mouvements anti-coloniaux philippins antérieurs à l’apparition des illustrados. Mais Anderson ne veut tout simplement pas attribuer l’éveil nationaliste à la situation socio-politique Philippine (ou de Cuba). Il préfère définitivement des comparaisons spéculatives entre Rizal et Marti à l’analyse des implications sociales et politiques de la colonisation espagnole dans les deux pays. Et finalement, la politique impérialiste américaine, à la fin du 19e siècle, est tenue pour anecdotique, même si dans les deux pays, la colonisation américaine prend le relais de celle des espagnols...
Qu’Anderson ait un goût immodéré pour la vie des intellectuels plutôt que pour les masses populaires du Katipunan, soit. Que son explication historique soit peu convaincante, passe encore... Mais sa thèse selon laquelle le mouvement de libération national philippin doit davantage à l’anarchisme qu’à l’internationalisme marxiste mérite d’être discutée. Anderson peut incontestablement revendiquer la nouveauté radicale d’une telle thèse. Personne avant lui n’avait percé à jour l’influence de la « propagande par le fait » sur Rizal, ni qualifié El Filibusterismo de livre « anarchisant » (p. 250).
D’après lui, la répression de la Commune de Paris et la mort de Marx « ouvrirent la voie à la montée de l’anarchisme », alors « le principal véhicule d’opposition au capitalisme international, à l’absolutisme, à l’esclavage et à l’impérialisme » (p. 64). S’il évoque les tergiversations des anarchistes français, espagnols, italiens, belges ou britanniques et souligne que les raisons de leur ralliement étaient souvent sans rapport avec les idéaux nationalistes, Anderson considère que les Philippins, comme les Cubains et les Porto Ricains, trouvèrent leurs plus fidèles « alliés » parmi les anarchistes. Autant dire qu’il s’agit d’une « alliance » bien étrange puisqu’on cherchera en vain des traces d’une solidarité internationale.
Peu importent qu’aucun nationaliste philippin se soit revendiqué anarchiste et qu’aucun mouvement anarchiste ait existé aux Philippines : Anderson tient la pensée anarchiste pour une « force de gravitation » dont les acteurs n’ont pas conscience. Cette force de gravitation aurait été à l’œuvre dans le mouvement syndical au début du 20e siècle... parce qu’Isabelo de los Reyes en a été un de ses organisateurs [19] et qu’il avait été probablement influencé par l’anarcho-syndicalisme qu’il avait découvert lors de son séjour en Espagne. Une thèse difficile à suivre au regard de la direction par le Parti Communiste des Philippines (PKP, marxiste-léniniste) du mouvement syndical et du soutien que celui-ci reçu de l’Internationale marxiste-léniniste. Pourtant Anderson tient tellement à sa thèse qu’il ne craint pas de voir dans l’existence du site Internet Indymedia-Manille l’influence durable de la pensée anarchiste aux Philippines. Une lecture, même irrégulière, de ce site montre pourtant que les informations qui y sont relayées émanent quasi-systématiquement du CPP et de sa branche militaire, la Nouvelle Armée Populaire (NPA). On y trouve parfois des textes « alternatifs » ou trotskistes, mais, n’en déplaise à Anderson, l’anarchisme est aux Philippines, comme dans la plupart des autres pays du Tiers-Monde où existe un vaste mouvement de libération nationale, inexistant. Seuls s’en réclament quelques individus issus des classes supérieures urbaines et influencés par une culture « alternative » globalisée... En un mot : les héritiers des illustrados.
L’explication de la « découverte » d’Anderson est certainement à trouver dans ses travaux antérieurs [20]. Dans Imagined Communities, Anderson posait comme une énigme ce qu’il tient désormais pour assuré : l’incapacité du marxisme à comprendre le nationalisme. Et son travail se veut une tentative de corriger ce qu’il considère comme un défaut du marxisme, sans toutefois abandonner le projet marxiste. Dans Spectre of comparisons, il réfléchissait au « radicalisme après le communisme »... Et dans Les bannières de la révolte, il trouve cette radicalité dans l’anarchisme. Ce serait, selon Anderson, une forme de radicalité qui comprendrait et qui apprécierait le nationalisme. On est en droit de se demander d’où il tient cette interprétation assez unique de l’anarchisme...
Le nœud temporel que le modèle explicatif de la naissance des nationalismes prétend délier peut être ainsi résumé : cinq ans après la publication d’El Filibusterismo Bonifacio et Aguinaldo lancent l’insurrection armée philippine du Katipunan contre l’Espagne, soit 18 mois après celle de José Marti à Cuba. Or Anderson explique peu et préfère la mise en scène : celle des manifestations de la progression, à la fin du 19e siècle, du « démon de la comparaison », traquées dans la littérature et les débats intellectuels comme dans la vie politique.
La couverture de l’édition originale est fidèle au titre Under the three flags : y figurent les drapeaux anarchistes, du Katipunan et de Cuba. Or les correspondances que tisse Anderson entre les idées et les leaders politiques, par leur caractère spéculatif, n’étayent en rien la thèse de la « force de gravitation » d’un anarchisme dénué de manifestation politique concrète. L’ouvrage d’Anderson est problématique parce qu’il tente surtout d’éluder -y compris en travestissant l’histoire - l’influence du marxisme-léninisme, puis du maoïsme, dans la vie politique philippine et plus généralement dans le développement des nationalismes « tropicaux ».