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Les cadres à l’épreuve

Un ouvrage d’Alain Pichon (Puf, coll. "Sciences sociales et sociétés", 2008, 239 p., 24 €)

publié le mercredi 26 novembre 2008

Domaine : Sociologie

Sujets : Professions

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Par Igor Martinache

Le constat du « malaise des cadres » est un lieu commun, que l’on retrouve périodiquement dans les publications scientifiques, mais aussi la presse "managériale", et les représentations romanesques ou cinématographiques. Comme le remarque François Dupuy [1], l’idée n’a en soi rien de très nouveau, puisqu’elle réapparaît en fait périodiquement depuis son apparition en 1947. L’année même où, avec la création de l’Agirc (Association générale des institutions de retraite des cadres), la catégorie se constituait une identité forte et distinctive malgré son évidente hétérogénéité [2]. L’hétérogénéité écrasée par le langage, voici précisément un problème doublement posé par ce thème du « malaise des cadres ». Car ni « le malaise », ni « les cadres » ne renvoient à une situation unique. Ainsi s’avère-t-il indispensable de préciser ce dont on parle, ce que propose justement Alain Pichon dans le présent ouvrage.

Après un détour introductif -peu innovant mais nécessaire- sur les grandes étapes de la constitution du groupe, Alain Pichon consacre la première partie de son ouvrage à un portrait quantitatif des cadres. Portrait en dynamique, puisqu’il examine plus particulièrement les principales évolutions intervenues au cours des cinquante dernières années. Il met ainsi en évidence deux phénomènes importants : d’une part l’inexistence d’une définition stabilisée de la définition des cadres, et ce même parmi les organismes statistiques français. On savait en effet que, de par son histoire, la catégorie de « cadres » était spécifiquement française, ne se confondant pas tout à fait avec les professionals, managers ou executives anglo-saxons, encore moins avec les Angestellten allemands, ni même avec les récents quadri italiens [3], mais même l’Insee et la Dares [4] ne sont pas tout à fait d’accord sur la définition de ce groupe aux contours flous. De par se classification des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) refondue en 1982 [5] , la première invite à définir comme cadres les membres de trois des six catégories du groupe numéro trois, intitulé "cadres et professions intellectuelles supérieures" : les cadres de la fonction publique (catégorie 33), les cadres administratifs et commerciaux d’entreprise (catégorie 37) et les ingénieurs et cadres techniques d’entreprise (catégorie 38). Premier constat : leur nombre a explosé au cours des dernières décennies, les premiers ayant vu leur effectif multiplié par 2 entre 1962 et 1999, les seconds par 3 et les troisièmes par 4,5 ! L’évolution reste importante si on retient cette fois la définition des cadres par les « familles d’activités professionnelles » définies par la Dares et auxquelles l’auteur semble accorder sa préférence, et semble puiser sa source dans les mutations organisationnelles et techniques intervenues dans le tissu économique durant cette période. Surtout, elle semble expliquer une première source de malaise, à savoir la banalisation du statut de cadre.
Cette multiplication des effectifs introduit en effet une nouvelle donne, à savoir que les cadres encadrent de moins en moins ! Avec de fortes nuances selon les secteurs, on constate que se développe la figure du « cadre expert indépendant » au détriment de l’encadrant, et le paradoxe est ainsi en train de s’imposer comme la situation la plus courante : le cadre travaille d’abord aux côtés d’autres cadres, une horizontalisation de la hiérarchie qui se traduit par un amoindrissement des perspectives d’ascension verticale dans la hiérarchie de l’entreprise.

La féminisation de la catégorie - environ 40% des cadres sont désormais des femmes-, si elle reste encore majoritairement cantonnée aux échelons hiérarchiques les moins élevés, comme le rappelle l’image du « plafond de verre », participe sans doute du même phénomène. Et si les cadres restent encore globalement deux fois moins exposés que la moyenne des salariés de la précarité (contrats en CDD ou en intérim), ils le sont tout de même tendanciellement de manière croissante, particulièrement dans les domaines de l’art [6]. De même, en matière de rémunérations, la moyenne cache comme souvent d’importantes inégalités, de genre d’abord - les femmes cadres gagnant annuellement en moyenne 30% de moins que leurs homologues masculins-, et entre familles professionnelles, comme le montre un examen plus fin de ladite variable. D’importantes inégalités s’observeraient sans doute à l’intérieur d’une même profession, dans la mesure où se diffusent les pratiques de rémunération variable : entre 1994 et 2005, la part de salariés rémunérés uniquement de manière fixe est ainsi passée de 41 à 29% (p.64). Enfin, en matière de conditions de travail, les cadres ne sont pas aussi privilégiés qu’il n’y paraît. Selon l’enquête Emploi de 2002, ils étaient ainsi plus de 35% à déclarer travailler plus de 40 heures par semaine contre 19% pour l’ensemble des salariés. Les dépassements horaires non rémunérés constituent certes un marqueur identitaire fort de la catégorie, l’envers de la médaille est de moins en moins acceptée comme on le verra par la suite. Le contrat de confiance qui les unit à leur employeur semble en effet se déliter, comme le révèle l’augmentation des contraintes auxquelles les cadres doivent se soumettre, à l’instar des autres catégories de salariés. Contraintes de rythme, mais aussi de qualité s’accroissent comme le montre les vagues successives de l’enquête Conditions de travail de la Dares. 

A partir notamment des « cadrotypes » de l’Apec [7], Alain Pichon examine enfin l’attachement des cadres à leur entreprise. Celui-ci semble bien se distendre, qu’on le lise dans les enquêtes d’opinion ou dans l’examen des sorties d’emploi. Sur-représentés parmi les démissions, les cadres ne sont plus épargnés par les plans sociaux et surtout des licenciements pour motif personnel, signe d’une tension de la relation avec les employeurs.

La deuxième partie de l’ouvrage est-elle consacrée au versant qualitatif de la question, à partir d’entretiens menés par l’auteur auprès d’un échantillon diversifié de 35 individus. Cela lui permet de mettre en évidence certaines des sources de cet attachement décroissant. La première réside dans la mutation organisationnelle des entreprises, avec le passage d’une rationalité technique, bien incarnée dans le système fordiste, à une rationalité gestionnaire au sommet de laquelle règne une triple exigence portant sur la qualité, les délais et le coût, et dans laquelle le « facteur humain » et non plus le seul travail, est désormais rationalisé. Le second ensemble de facteurs réside dans la perte déjà évoquée de la confiance. Le cadre incarnait en effet jusqu’à récemment l’archétype d’un « salariat de confiance » selon l’expression de Paul Bouffartigue [8]. Une confiance nécessairement réciproque entre ces derniers et leur employeur - « le cadre n’encadre que parce qu’il est encadré » (p.137)-, mais qui tend à se dégrader en plusieurs endroits. Le développement des indicateurs et du management par objectifs, également à l’œuvre dans l’administration [9] tend cependant à diminuer la nécessité de cette délégation, tout en augmentant la pression à laquelle eux-mêmes sont soumis et en réduisant leur mission à celle de faire accepter des décisions qu’ils n’ont pas prises, à commencer par les réorganisations et les licenciements qui souvent les accompagnent... Cette situation d’intermédiaire privilégié s’est ainsi en quelque sorte progressivement muée pour les cadres en « injonction contradictoire », pris entre le flot des informations descendantes de la direction et celles remontant des salariés dits « d’exécution ».

Face à cet environnement incertain, les réactions des cadres peuvent prendre différents tours. Certains vont simplement ressentir quelques états d’âme, et expérimenter une « désapprobation silencieuse », courbant le dos en se consolant d’une certaine manière de ne pas faire partie de la « charrette » des licenciés. D’autres vont s’installer dans une « indifférence résignée » vis-à-vis de leurs collègues, leur hiérarchie et même d’eux-mêmes (p.156). D’autres encore, face à l’invasion de leur sphère privée par leur activité professionnelle vont s’affirmer dans un refus de carrière. Il s’agit de ceux que l’auteur qualifie de désabusés et qui, tout en conservant leur emploi, vont consacrer leur énergie à leur vie familiale ou à un engagement associatif trop longtemps décliné au futur. Enfin, l’auteur esquisse, laissant cependant quelque peu le lecteur sur sa fin, des scénarios de licenciement ou de démission, rappelant cependant la diversité des formes, mais aussi le caractère interactif et processuel de ces deux modes de sortie de l’entreprise.

Finalement, l’épreuve à laquelle les cadres sont confrontés ne serait-elle pas d’abord une crise d’identité ? Telle est l’idée qu’Alain Pichon développe dans l’avant-dernier chapitre, les mutations organisationnelles et leurs effets (dépossession de l’expertise, accroissement de la charge de travail, rationalisation, rétrécissement des perspectives de carrière,...), changement générationnel avec un poids croissant du diplôme face à l’expérience, féminisation,... Autant de changements qui contribuent à démoder la figure du « cadre maison », et dissimule sous une même appellation des situations d’emploi aussi variées que nouvelles. Face à cette crise, les réactions sont multiples, selon les dispositions des agents concernés [10]. Alain Pichon distingue plusieurs postures qu’il qualifie respectivement d’anticipation/adaptation au changement, résignation et distanciation plus ou moins étendue, synonyme souvent d’un transfert de l’implication de la sphère professionnelle à la sphère citoyenne. Dans un dernier chapitre plus spéculatif et qui n’est pas le plus enthousiasmant, il conclut son diagnostic en constatant finalement une crise de la « confiance délégataire ». Si les, ou plutôt certains, cadres n’ont plus confiance en l’entreprise pourrait-on résumer non sans caricaturer, c’est d’abord que l’entreprise ne leur accorde plus sa confiance. Une leçon que certains représentants du patronat pourraient méditer. Eux qui s’affirment désireux de « réconcilier les Français avec l’entreprise », peut-être ont-ils pris le problème à l’envers...

NOTES

[1La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Paris, Seuil, coll. « la République des idées », 2005, p.6

[2Sur cette question, voir l’ouvrage de référence de Luc Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982

[3Voir Paul Bouffartigue et Charles Gadéa, Sociologie des cadres, Paris, La Découverte, « Repères », 2000, p.8-11

[4Direction de la recherche, des études et de la statistique du Ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale

[5Cf Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, « Repères », 1988

[6Cf sur cette question l’ouvrage de Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, « La République des idées », 2003

[7Association pour l’emploi des cadres, "Anpe" spécifique à la catégorie des cadres, créée en 1962

[8Cf Les cadres. Fin d’une figure sociale, Paris, La Dispute, 2001, p.48-56

[9Cf Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005

[10Une dimension en termes de socialisation dont on peut regretter que l’auteur ne l’explore pas davantage ici

Note de la rédaction

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