Par Cyprien Tasset [1]
Pour savoir à quel contenu s’attendre dans Les catégories sociales et leurs frontières, il faut connaître le titre du colloque d’où il est issu : « Approches longitudinales : confrontations franco-canadiennes ». En effet, tandis que le titre du recueil, tel que nous le comprenons, annonce une sociologie des classements sociaux, seule une partie des contributions s’inscrit clairement dans un tel programme. Les autres, le plus souvent tout à fait intéressantes, comme on va le voir, relèvent davantage, et de façons très diverses, de l’étude des parcours sociaux.
Le recueil s’organise, de façon très classique, en quatre sections thématiques de dimensions égales (une introduction et trois chapitres), ce qui peut surprendre de la part d’un ouvrage qui s’engage à « redéfinir les concepts et [...] dépasser les dichotomies des catégorisations traditionnelles des sociologies spécialisées » (XI-XII).
L’unique texte du recueil dépourvu d’ancrage thématique est l’introduction générale d’Alain Degenne, qui rend explicites les connotations négatives que prennent « catégorie » et « frontière » dans certaines des contributions. Selon lui, les catégories sociales sont certes des ressources cognitives nécessaires à la vie en commun, mais contiennent un risque de pétrification en frontières limitant les mobilités et donnant prise aux discriminations. Face à ce risque, les « appartenances multiples » se présenteraient comme « une manière essentielle de réduire les inégalités et d’affaiblir les frontières » (20). On pourrait se demander si la sociologie des réseaux sociaux, que l’auteur met en tension avec les « stratégies frontales qui sont classiques dans la sociologie des classes et des inégalités » (16), ne glisse pas ici vers une philosophie politique normative, au risque de bousculer certaines des frontières qui organisent le travail sociologique.
La première section thématique porte sur le passage entre travail et études chez les jeunes au Canada et en France. José Rose y met en lumière le recouvrement, conceptuel comme temporel, entre les études et le travail, puis discute des bénéfices qu’apportent aux jeunes les filières professionnelles ainsi que le travail en cours d’études. Prenant pour objet de comparaison les appareils statistiques français et canadiens, Stéphane Moulin rapporte les différentes façons de catégoriser les parcours des jeunes dans ces deux pays à leurs configurations normatives. Il met ainsi l’accent sur la norme de stabilité professionnelle en France et sur l’importance de l’accès aux avantages sociaux (assurances médicales, etc.) au Canada. De leur côté, Claire Bidard, Sylvain Bourdon et Johanne Charbonneau utilisent des enquêtes longitudinales par panels, comportant des entretiens biographiques, pour interroger le rapport au travail des jeunes des deux pays.
La deuxième section étudie les passages entre le travail et les loisirs. Robert Stebbins dresse une classification détaillée des différentes espèces de « loisirs sérieux ». S’appuyant sur les concepts de Stebbins, Vérène Chevalier, Fanny Le Mancq et Maud Simonet donnent des aperçus de leurs terrains respectifs, où l’on rencontre des « carrières » dans lesquelles se pose la question du passage entre le loisir et le professionnel. On aborde ensuite avec Marie Buscatto le monde des musiciens de Jazz. Que les amateurs y soient en général clairement identifiés comme tels n’empêche pas que des tensions les opposent à des professionnels économiquement fragilisés, qui perçoivent parfois les amateurs les plus engagés comme des concurrents déloyaux.
Le troisième thème est celui du genre. Sophie Pochic, Aurélie Peyrin et Cécile Guillaume étudient les carrières de femmes et d’hommes cadres supérieurs en croisant une typologie statistique et une analyse de récits de vie. Tandis que l’univers de la danse semble au premier abord moins défavorable que d’autres aux femmes, Janine Rannou et Ionela Roharik mettent en lumière les inégalités de genre qui le structurent. Aline Charles, enfin, analyse le déplacement de la catégorie de travail utilisée dans les statistiques canadiennes au cours du vingtième siècle, et montre comment a évolué l’inclusion dans la population active de certaines activités marquées selon le genre et l’âge.
La dernière section est consacrée aux négociations autour de la santé et de la maladie. Serge Volkoff et Anne-Françoise Molinié y démêlent l’écheveau des relations à deux sens entre travail et santé ; l’opération montre tout ce que l’on gagne à restituer cette question dans l’épaisseur temporelle des trajectoires individuelles. Les deux derniers textes du recueil portent sur la reconfiguration de l’opposition entre santé et maladie du fait de la prise en compte accrue des risques et de l’élévation des normes de santé. Ayant étudié les débats sur la « médecine prédictive » et réalisé des interviews avec des praticiens, Anne Pellissier-Fall fait état de la pression croissante en faveur d’une « anticipation médicale de la maladie ». Selon elle, cette tendance ne résulte pas du seul impérialisme professionnel des médecins, mais également du jeu entre les professionnels de santé et leurs interlocuteurs dont les attentes se transforment. Johanne Collin, de son côté, décrit le déplacement des contours de trois « entités nosologiques » (375), la dysfonction érectile, la dépression et l’hypertension, lorsque leur traitement par médicaments devient massif. Là aussi, la notion de santé apparaît profondément transformée par l’approche préventive.
Pour conclure, le reproche principal que l’on adressera à Les catégories sociales et leurs frontières est, comme on a pu en juger ci-dessus à partir des résumés des contributions, que son titre ne rend pas clairement compte de son contenu, puisqu’il occulte à la fois l’importance des comparaisons franco-canadiennes, la dimension diachronique de la plupart des textes, ainsi que l’ancrage du recueil dans quatre aires thématiques. Par contre, nous espérons avoir persuadé le lecteur que, par la variété des techniques sociologiques mises en œuvre et par la qualité de la plupart des textes, le livre intéressera au delà du cercle des spécialistes des domaines concernés.