Par Nassima Dris [1]
Le livre d’Enrique Martin-Criado est passionnant à plus d’un titre : il décrypte la formation d’une œuvre et son apport à la pensée sociologique moderne ; il analyse des travaux de recherche menés dans un pays en guerre et leurs apports dans la formation sociologique de Pierre Bourdieu ; il met en lumière les enjeux et les contradictions de la colonisation dans l’interprétation des faits et dans la déstructuration de la société algérienne.
L’ouvrage est structuré en quatre chapitres avec pour fil conducteur le cheminement intellectuel de Pierre Bourdieu vers la construction et l’affirmation de ses principaux concepts (l’habitus, la domination, la reproduction...) : L’apprenti philosophe, - Devenir sociologue dans une colonie insurgée, - Bourdieu sociologue : la transformation de l’Algérie, - Bourdieu anthropologue : la Kabylie traditionnelle.
Malgré le développement institutionnel de la sociologie en France au milieu des années cinquante, les sociologues devaient encore « affûter » leurs méthodes de recherche et construire un savoir méthodologique en sciences sociales. C’est ce que Pierre Bourdieu fera en Algérie, « en formation autodidacte accélérée » dans une Algérie en guerre.
Dans le cheminement scientifique de Pierre Bourdieu, l’Algérie apparaît comme le socle empirique sur lequel reposent ses travaux, un terrain salutaire pour comprendre les fondements de la domination coloniale et capitaliste et interroger des terrains français à partir de ce paradigme : « C’est en Algérie en effet que le jeune philosophe passa avec armes et bagages aux sciences sociales. C’est de l’Algérie, que date son engagement politique. C’est là qu’il réalisa ses premières recherches et écrivit ses premiers livres » (p. 7).
A partir de Esquisse pour une auto-analyse (2004), l’auteur retrace les influences intellectuelles et sociales les plus marquantes de la trajectoire de Bourdieu : un passé philosophique, des origines modestes et un déracinement qui a jalonné toute sa vie et qu’il va explorer chez les paysans pauvres de l’Algérie coloniale en reconnaissant en eux son propre déracinement et celui des paysans béarnais.
L’ouvrage renseigne avec précision sur l’héritage intellectuel (Durkheim, Bachelard, Husserl, Canguilhem, Merleau-Ponty, Levi-Strauss, Heidegger...) qui a permis à Pierre Bourdieu de passer de la philosophie à l’ethnologie puis à la sociologie, une trajectoire intellectuelle imposée en partie par le besoin de comprendre un système colonial complexe et dévastateur. Car si officiellement l’Algérie était la France, les populations « européennes » et « musulmanes », selon la terminologie de l’époque, vivaient séparées même si elles partageaient un même territoire : « les colons jouissent de tous les droits, alors que les colonisés subissent l’oppression de dispositions d’exception, inscrites en 1881 dans le Code de l’indigénat » (p. 21).
Pierre Bourdieu arrive en Algérie en 1955 en tant que soldat puis grâce à l’intervention de sa famille, il sera affecté au Gouvernement général à Alger où il commence à travailler sur la société algérienne. A cette fin, « il avait compilé une importante documentation sur le monde rural de Constantine et soutenait que ce monde avait subi une forte déstructuration à cause des lois coloniales sur les terres et de l’introduction du capitalisme, contredisant ainsi les thèses dominantes sur les bénéfices de la colonisation » (p. 31). En utilisant des matériaux de la littérature coloniale qui distingue la Kabylie du reste du pays, il appliquera et mettra à l’épreuve les théories des auteurs qui l’ont guidé dans ce premier voyage sociologique : Marx, Weber, Durkheim, Levi-Strauss et les théories de l’anthropologie culturelle nord-américaine.
Trois ans après son arrivée en Algérie, Pierre Bourdieu publie son premier ouvrage Sociologie de l’Algérie (1958), un livre hétéroclite selon Enrique Martin-Criado, rassemblant des références théoriques parfois contradictoires. On y trouve à la fois, une perspective anthropologique montrant « des cultures traditionnelles intégrées et homéostatiques étudiées avec une perspective anthropologique » et « une situation de déstructuration due au colonialisme » (p. 50). Si la structure essentielle de cet ouvrage se fonde sur une opposition entre société traditionnelle et modernité, une conception qui sera développée et nuancée ultérieurement, « les Kabyles joueront deux rôles très différents : celui des représentants les plus avancés de la modernité et celui des représentants de la tradition » (p.50), les changements apportés au livre en 1963 et en 2000 traduisent, selon l’auteur, une meilleure connaissance de la société algérienne, des variations théoriques et une disparition des références aux auteurs et aux théories (p. 71). Sociologie de l’Algérie restera un livre de référence par la présence d’éléments préfigurant la posture théorique ultérieure de Bourdieu (p.33). Mais c’est essentiellement dans deux de ses œuvres majeures, Travail et travailleurs en Algérie (travailleurs urbains sous-prolétaires, ouvriers, artisans) et Le déracinement (population rurale déplacée massivement lors des destructions des villages) que se trouve la genèse de la théorie de l’habitus. Ces travaux offrent une description détaillée de la société algérienne au moment de l’indépendance avec comme fil conducteur, le passage d’une société traditionnelle à une société moderne et témoignent de « l’ambition de l’auteur de faire toute la sociologie à la fois » (p. 61) en multipliant les perspectives théoriques et méthodologiques. Ainsi, pour mesurer le passage d’une société traditionnelle à une société moderne, il introduit l’opposition de référence wébérienne entre rationalité précapitaliste et rationalité capitaliste tant en Kabylie que dans le Béarn, sa région natale, une sorte de miroir de l’Algérie paysanne.
Par ailleurs, Pierre Bourdieu publie en 1970, en hommage à Claude Lévi-Strauss, un texte sur la maison kabyle dans lequel il développe une recherche ethnologique sur les structures élémentaires et les manipulations symboliques. C’est dans cette recherche qu’apparaît pour la première fois la notion de « sentiment de l’honneur », devenue par la suite « le sens de l’honneur » intégrant ainsi la dimension d’ « action » à une « faculté de connaissance immédiate et intuitive ». Selon l’auteur, les différents articles publiés entre 1960 et 1970 peuvent se lire comme une étape du déplacement du champ intellectuel de Bourdieu depuis le « structuralisme » - représenté surtout par « la maison kabyle » et dans une moindre mesure « le sens de l’honneur » -, jusqu’au structuralisme génétique (p. 78, 79). A propos de l’absence des luttes et des stratégies dans la maison kabyle, il est écrit : « ce que semble dire Pierre Bourdieu n’est pas qu’il s’est trompé dans l’analyse de la maison kabyle - en laissant de côté luttes et stratégies - mais que cette analyse est incomplète [dans la mesure où] la nouvelle théorie de la pratique intégrerait l’analyse structuraliste dans un cadre plus compréhensif ». La Kabylie est en effet une invention française fondée sur le mythe d’une survivance de la civilisation grecque. L’oubli de l’histoire de la Kabylie ne peut se réduire à sa méconnaissance, explique l’auteur, mais bien plus à un choix : « La Kabylie que connaît Bourdieu, loin d’être une société traditionnelle, est, en bonne partie, le résultat de la politique coloniale » (p. 95).
Selon Enrique Martin-Criado, il se dégage de la démarche, une « tromperie à trois » : « un chercheur français kabylophyle lié à des intellectuels berbères militants embarqués dans une véritable tâche d’invention de la tradition qui relevait beaucoup de l’idéalisation du passé et interviewant des paysans déracinés (p. 101 et suiv.). Concernant les entretiens avec les paysans, Pierre Bourdieu reconnaît que l’existence d’un « discours officiel, destiné aux étrangers officiels, n’est pas faux ». Consciemment donc, le chercheur s’est laissé emporter par des schèmes d’un passé intemporel et idéalisé. Ces paradoxes montrent en définitive, que le chercheur et la pratique sociologique sont « un produit social » (p. 121).
Pourtant, l’état d’esprit dans lequel Bourdieu a mené ses enquêtes en Algérie et plus particulièrement en Kabylie révèle une méfiance vis-à-vis des théories douteuses : « Au début, je ne voulais pas travailler sur l’aspect traditionnel de l’ethnographie, c’est-à-dire la magie, la religion, etc., parce que c’était l’arme raciste dont s’emparait l’ethnologie coloniale pour discréditer et dire, voilà, ce sont des primitifs » (p.77). La construction progressive de la posture intellectuelle de Pierre Bourdieu constitue l’essentiel de cet ouvrage et c’est bien là que réside son intérêt.
Cet ouvrage stimulant et très documenté tant les sources sont nombreuses et diversifiées, présente des caractéristiques d’un manuel précieux exposant la sociogenèse d’une œuvre dans laquelle l’Algérie occupe une place majeure. L’auteur d’origine espagnole, enseignant de sociologie à l’université de Séville, apporte un regard distancié sur l’œuvre d’un des plus grands sociologues contemporains et en discute les résultats. Ce travail est donc « une sociologie de la sociologie », une nécessité méthodologique selon Pierre Bourdieu lui-même.