Par Brice Gilardi [1]
Commençons par le dire, le sensationnalisme journalistique du titre contraste avec le sérieux de cette synthèse de 250 pages, qui présente une vingtaine de contributions consacrées au problème de la lutte contre le réchauffement climatique, sujet qui constitue, dans ses dimensions médiatique, politique et scientifique, l’un des principaux combustibles du débat public des cinq dernières années. L’emballement de l’année 2010 a d’ailleurs pu agacer : internalisée par les forces de l’argent [2], la médiatisation du réchauffement s’est également révélée être, depuis une décennie, un puissant catalyseur de crédits de recherche [3]. A ce titre, le consensus du GIEC sur la dimension anthropique du phénomène confère un rôle heuristique fondamental à la science économique, qui, dans son acception standard, a pour objet « l’administration des ressources rares » [4]. On ne peut d’ailleurs que constater la prolifération des travaux d’économistes en la matière. Pour autant, alors même que sont remis en cause la crédibilité et l’impérialisme épistémologique de la science économique mainstream, comment ne pas douter de la capacité « des économistes » [5] à « sauver la planète » ? La crise financière et l’impasse de la théorie standard qu’elle a fait diagnostiquer à certains ont récemment donné lieu à une cascade de papiers plutôt cinglants [6]. Ainsi Pierre-Noël Giraud dans son introduction modère-t-il les attentes adressées aux économistes : ces derniers n’ont aucune norme d’aucune sorte à prescrire en matière de lutte contre le réchauffement climatique ! Par définition, ce travail relève de choix collectifs, donc intrinsèquement politiques, que les économistes doivent participer à éclairer par leurs productions scientifiques. Le livre est articulé autour de trois thèmes de recherche : l’urgence climatique (I), les moyens d’action pour y remédier (II) et les négociations internationales sur le climat (III).
La partie I convoque des analyses assez hétéroclites, dont celles d’Emmanuel Leroy-Ladurie, historien du climat et de Claude Kergomard, géographe, qui viennent ainsi déborder les sciences économiques. Sylviane Gastaldo expose sa conception du rôle de l’économiste : « modéliser les conséquences de l’accroissement de la concentration de Gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère sur l’activité économique résultant de cette même activité économique et chiffrer les coûts d’une lutte contre ce phénomène en fonction des moyens d’intervention envisagés ». C’est donc bien dans la formulation même du problème, au moyen des outils de l’analyse économique, que cet ouvrage s’avère intéressant. Les concepts de bien public global, d’externalité, de free-riding, de dilemme d’action collective, de soutenabilité (...) sont ainsi présentés et discutés dans plusieurs articles de cadrage. Sur la base du rapport Stiglitz, un texte de Didier Blanchet analyse les enjeux liés à la conception d’indicateurs alternatifs au Produit intérieur brut (PIB). Selon lui, les explications les plus courantes de la « mé-croissance » actuelle résident d’une part dans les imperfections de cet indicateur et d’autre part dans son caractère « culturellement » totalisant. Il explique donc à quelles conditions des indicateurs plus fins, intégrant notamment l’impact environnemental des activités humaines, peuvent accroître l’efficacité potentielle des politiques publiques. Pour en revenir au diagnostic, cette « religion » de la croissance, que certains zélateurs prétendent aller chercher « avec les dents » [7], est de plus en plus fréquemment remise en cause. Remarquons au passage que rien dans la dévotion de ces obsessionnels ne les distingue des groupuscules « anti-technologie » les plus ésotériques, sinon simplement leur caractère majoritaire et dominant. Dans ce cadre, n’y a-t-il pas un biais analytique à sur-interpréter la responsabilité des incomplétudes du PIB dans la crise environnementale : nos sociétés ont beau lui conférer une centralité difficilement contestable, le PIB n’en reste pas moins un indicateur, à savoir une froide et inexacte mesure du réel. Si à l’évidence, l’efficacité d’action des pouvoirs publics implique un enrichissement des indicateurs existants, notamment en termes inter-temporels [8], on a peine à croire que les nuisances liées à la surconsommation, que l’on sait consubstantielle à la réalisation débridée du capitalisme de notre temps, puissent être annihilées du fait même de l’existence d’indicateurs alternatifs, aussi raffinés (et subversifs !) soient-ils... En effet, si la conception d’un « tableau de bord » plus englobant est nécessaire, elle n’est assurément pas suffisante : reste aux pouvoirs publics à surmonter l’essentiel. Hypothèse faite d’une réelle volonté politique de leur part, ils doivent agir par les incitations et la contrainte règlementaire sur des agents décentralisés et déterritorialisés, dont les « fonctions de préférence » sont contraintes par les forces de la concurrence internationale et des macrostructures sociales d’un régime d’accumulation dominé par la finance.
Apparaît ici la première limite de l’ouvrage : la dimension politique de la lutte contre le réchauffement climatique en est relativement absente. Une limite attenante réside en ce que les approches d’économistes disons-le, plus radicaux, ou simplement hétérodoxes, certes minoritaires dans le champ et d’ordinaire plus difficilement transposables dans le réel, y soient réduites à une portion pour le moins congrue : c’est par exemple à la faveur d’un encadré de quatre pages que le courant de la décroissance est présenté à traits assez grossiers, pour être ensuite disqualifié de manière quasi spécieuse. Pourtant, bien que contestables au même titre que toutes autres, les thèses des partisans de la décroissance, ou celles relevant moins radicalement d’une écologie politique plus anticapitaliste, ne méritent en aucun cas, même dans un ouvrage de ce type, d’être balayées en un paragraphe dont la teneur traduit une assez grande méconnaissance quant à la qualité et au caractère protéiforme de ces recherches [9].
La partie II relative aux moyens d’action se situe sur le terrain de prédilection des économistes qui, modèles simulations économétriques à l’appui, évaluent le niveau d’optimalité de solutions alternatives. L’analyse des marchés de droits d’émissions de carbone (ETS : Emission Trading Scheme) y tient une large part. Sylviane Gastaldo, après avoir démontré en quoi les deux instruments d’action « économiques », à savoir action sur les quantités (permis de pollution négociables, crédits de réduction des émissions), et action sur les prix (fiscalité verte, taxe carbone, contribution climat-énergie) étaient théoriquement plus efficaces que la réglementation [10] (normes techniques d’émission), s’interroge sur la manière dont ces trois instruments doivent être combinés pour obtenir un impact maximal. C’est ensuite le problème de la volatilité du cours du carbone sur le marché européen ETS qui est analysé dans l’une des deux contributions signées par Jacques Le Cacheux et Eloi Laurent. Leur étude met en évidence qu’en dépit d’un des objectifs fondamentaux qu’on lui assigne, à savoir réduire le niveau d’incertitude pour les firmes, ce marché, en proie à une forte spéculation, à même tendance à l’accroître : les entreprises n’ont par conséquent aucun signal-prix crédible à long terme à internaliser dans leurs plans de réduction d’émission. De plus, selon ces mêmes auteurs, la focalisation de l’action publique sur ces marchés pose d’autres problèmes d’efficacité écologique : exclusion des pollutions diffuses les plus préoccupantes et dynamiques [11], problème d’équité écologique dû aux trop nombreuses exonérations accordées aux entreprises [12]. Dans leur contribution, Philippe Aghion, David Hemous et Reinhilde Veugelers cherchent quant à eux à « endogénéiser » l’innovation verte, exogène dans les raisonnements économiques traditionnels [13]. En effet, si la fixation d’un prix du carbone et son maintien à un niveau élevé est de nature à inciter les entreprises à investir dans des énergies et des techniques de production propres [14], le problème est que le coût en productivité induit par le transfert de capital sur des technologies moins matures est substantiel.
Enfin, la partie III aborde les négociations climatiques internationales sans toutefois entrer dans la complexité d’une analyse géopolitique sérieuse [15]. Roger Guesnerie discute les problèmes économiques posés par ces négociations et propose une solution : intégrer rapidement les PED au marché ETS et fixer un objectif égalitaire d’émission par tête à 2060. Cette option aurait à ses yeux l’intérêt de concilier deux objectifs : celui d’efficacité, car les émissions doivent être massivement réduites dans les pays en développement, là où l’effort y est le moins coûteux, et celui dit de « justice historique », la responsabilité des pays industrialisés dans le GES déjà émis les astreignant à une forme d’obligation d’action [16]. Y figurent également différentes contributions traitant notamment de la stratégie européenne de réduction de GES et de l’impact de la lutte contre le réchauffement sur les politiques de développement des pays du Sud (...) Un texte d’Olivier Godard pose enfin la question salutaire d’un « ajustement carbone aux frontières » pour corriger les différentiels de compétitivité découlant de l’hétérogénéité des politiques nationales. Une vision doctrinaire du libre échange y est ingénieusement remise en cause.
En définitive, bien édité et très informatif, agrémenté de nombre d’encadrés thématiques en règle générale bien ficelés, cet ouvrage mérite que l’on s’y attarde. Mais on pourra l’attendre au fil des pages [17], on n’y trouvera pas l’ombre d’un questionnement du mode de production capitaliste en tant que tel [18].
L’ouvrage est au final de bonne tenue scientifique, mais assez désespérément tiède et monochrome dans l’orientation des points de vue qu’il combine : « Regards croisés » certes, filtrés néanmoins... On pourra objecter que ce n’est pas « Le capitalisme » en soi, qui « détruit » la planète, preuve en est le bilan de régimes collectivistes en la matière... Mais est-ce pour autant faire preuve de clairvoyance que de considérer les dynamiques de marchandisation et d’ « hyper-consommation » [19] comme strictement exogènes dans l’explication du processus de destruction des écosystèmes à l’œuvre ? [20] Il est clair que la focalisation actuelle sur le problème du réchauffement, et à plus forte raison, le caractère non-subversif des solutions envisagées à ce jour, n’est pas sans illustrer la capacité historique de résilience par la récupération, déjà bien éprouvée, du capitalisme [21]. En résonance avec cela, les partisans d’une écologie politique, assumant l’idée d’une conflictualité irréductible avec certains traits constitutifs du capitalisme, prônent d’abord un décloisonnement méthodologique des sphères environnementale et sociale. Dès lors une question se pose : comment « sauver la planète » en préservant tout de la structure d’un mode de production qui présure à ce point l’espèce humaine, par unique recours à des inflexions incrémentales dont on peut penser qu’elles ont précisément pour fonction d’en assurer la reproduction ? Or ces réflexions radicales existent bel et bien. Elles complètent utilement les travaux disciplinaires plus classiques qu’il est par ailleurs bien naïf et injuste de blâmer par principe. Car les économistes tentant d’apporter leur contribution à ce débat le font « toutes choses égales par ailleurs », généralement sur la base d’évolutions probables et dans le cadre des rapports de force existants, qu’il n’est ici point la peine de décrire. Il est certain en outre que si les constructions intellectuelles radicales apportent une profondeur d’analyse indépassable et nécessaire, certaines postures « fondamentalistes » faisant fi des inerties socio-économiques peuvent à certains égards relever moins de l’économie que de la science-fiction [22], champ qu’exclut légitimement le cahier des charges de la revue... En définitive, au delà de toutes ces questions laissées en suspens, il reste indéniable que le lecteur en quête de recul théorique, prêt pour cela à surmonter parfois des passages plutôt techniques [23], trouvera en ce numéro un panorama réellement digne d’intérêt des réflexions que produit l’analyse économique sur la problématique du réchauffement climatique.