Par Igor Martinache
De l’"affaire" Woerth-Bettencourt à la révolution tunisienne, en passant par la relance du débat sur la fiscalité, l’actualité récente a incontestablement replacé les « élites » au centre de l’attention publique. En témoigne par exemple le succès commercial du dernier ouvrage - d’intervention plus que de recherche- de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues spécialistes de la « grande bourgeoisie », dont le titre est pratiquement passée dans le langage courant pour désigner l’hôte actuel de l’Élysée [1]. Si on peut s’en réjouir d’un point de vue politique, il n’en reste pas moins que cette introduction d’un thème sociologique dans l’espace public s’accompagne comme souvent une série d’écueils récurrents pour l’analyse. A savoir, la question de la pertinence de la catégorie ainsi constituée et de son homogénéité, mais aussi celle de la nouveauté réelle des phénomènes pointés. Car celle-ci est en effet largement invoquée de par sa « rentabilité » médiatique et politique. Sans revenir sur les débats traditionnels mais essentiels concernant les contours de ce groupe dominant, les facteurs en définissant l’accès ou encore le fait qu’il s’agisse d’un groupe unifié ou la pluriel, force est alors de s’interroger sur la part véritable de ruptures et de continuités concernant la morphologies des « élites » françaises. C’est ce que propose le présent dossier de la revue Sociologies pratiques constitué d’éléments de natures elles-mêmes diversifiées. Non seulement les articles qui le composent proposent des approches et des entrées assez différentes, mais ils sont complétés par deux entretiens, une bibliographie thématique et des notes de lecture consacrés à des ouvrages traitant de ce thème - dont une note critique plus développée d’Isabelle Berrebi-Hoffman qui revient justement sur les analyses classiques sur le sujet - celles de Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca et Roberto Michels en particulier- autour de la tension entre auto-destruction et régénération collusoire qui anime ce groupe, bien résumée par la fameuse maxime que Tancredi, l’ambitieux neveu du Guépard, pronconce dans le roman de Lampedusa (1958) : « il faut que tout change pour que rien ne change ».
Le dossier s’ouvre donc sur deux courts entretiens avec Bénédicte Bertin-Mourot et Yves Dezalay. La première revient sur la recherche pionnière qu’elle avait menée avec Michel Bauer sur les grands patrons français dans les années 1980 [2] [3] renvoyer pour, et plus particulièrement sur les difficultés d’une telle enquête, surtout après la publication de l’ouvrage. Spécialiste quant à lui de l’internationalisation des réseaux des élites dirigeantes et co-auteur notamment avec Bryan Garth d’un ouvrage de référence sur la question [4], Yves Dezalay revient sur les processus de conversion aux « savoirs » managériaux qui animent de telles dynamiques, rappelant l’importance d’être attentif aux processus d’exportation et d’importation et notant ainsi, contre la tentation du plaquage d’une lecture trop mécaniste, que « les stratégies d’internationalisation ne sont pas seulement l’instrument ou le produit des luttes hégémoniques, elles sont aussi le prolongement d’affrontements internes aux espaces nationaux, qu’elles entretiennent et dont elles se nourrissent » (p.18).
A partir d’une imposante base de données prosopographique accumulée au sujet des membres de l’inspection générale des finances depuis le début de la Cinquième République, Luc Rouban propose une analyse quantitative de l’évolution de ce corps particulier qui attire toujours les premiers sortis du classement de l’Ecole nationale d’administration (ENA). Partant de l’hypothèse selon laquelle les élites ne forment pas un champ unifié mais qu’il existe cependant un jeu d’alliance entre celles du « privé » et celles du « public », l’auteur s’applique ici à étudier les évolutions de ce dernier à travers les changements dans les trajectoires de « pantouflage » - c’est-à-dire le fait pour un fonctionnaire de quitter temporairement ou définitivement le service de l’État pour un emploi dans le secteur privé- des membres de l’Inspection générale des finances sur près d’un demi-siècle. Il met ce faisant en évidence des pratiques à la fois plus précoces et plus « risqués » en la matière, mais aussi et surtout la montée des passages par une formations en économie ou en école de commerce dans la trajectoire des nouveaux « pantouflards », elle-même reflet de nouvelles attentes de la part des firmes qui les débauchent.
C’est aux dirigeants du CAC40 à la fin de l’année 2007, c’est-à-dire les membres des conseils d’administration des 40 sociétés cotées les plus capitalisées à la bourse de Paris - soit 900 individus-, que François-Xavier Dudouet et Hervé Joly s’intéressent pour leur part dans leur article. Ils y mettent également en évidence un lien étroit qui se perpétue entre l’état-major des grandes sociétés du secteur privé et les élites de l’État, qui passe à la fois par des transferts fréquents entre les deux espaces, mais aussi la perpétuation du poids des « grandes » écoles de la République dans la formation des dirigeants du monde économique. Un constat qui invite ainsi selon eux à relativiser les discours qui mettent en avant l’internationalisation nouvelles des élites ou le déclin de cette énième « exception française » que représente le système des « grandes » écoles. Cette relative inertie dans le « cœur de l’élite patronale » est également mise en évidence par le travail de Catherine Comet et Jean Finez qui proposent pour leur part, toujours de manière quantitative, une analyse des réseaux des chefs de l’exécutif (directeurs généraux, éventuellement aussi présidents du conseil administration) des 101 plus grosses sociétés françaises en termes de capitalisation. Ils étudient plus précisément la structure des liens interlocks entre ces derniers, c’est-à-dire leurs coappartenances dans les conseils d’administration de leurs sociétés respectives - une question surveillée de près aux États-Unis où sont redoutées les collusions entre firmes qui en résulteraient, mais guère de ce côté-ci de l’Atlantique... Analysant les facteurs qui favorisent l’appartenance au premier cercle de ces dirigeants, les auteurs montrent ainsi que le prestige - objectivé notamment par l’ancienneté de sa présence dans le Who’s who joue un rôle primordial-, davantage que le diplôme ou la carrière.
Hélène Buisson-Fenet et Hugues Draelants proposent pour leur part une réflexion théorique mais manquant quelque peu de données empiriques sur le champ des grandes écoles. Ils se proposent plus précisément à partir d’une perspective néo-institutionnaliste, pourquoi les stratégies d’ « ouverture sociale », telles que les « conventions ZEP » de l’Institut d’études politiques de Paris où le programme « une classe prépa, une grande école, pourquoi pas moi ? » de l’Essec ont été impulsées par ces établissements (relativement !) périphériques du champ plutôt que par les plus dominantes. Ces entreprises traduisent toutefois davantage la volonté de renforcer sa position statutaire plutôt qu’une tentative de subversion de la hiérarchie dans le champ selon les auteurs, qui notent également qu’elles viennent également en fin de compte relégitimer la logique des concours très sélectifs pourtant de longue date décriée en ce qu’elle maquille largement une reproduction sociale en un « mérite » scolaire en réalité bien peu saisissable [5]. Finalement, cette injonction à la démocratisation est ainsi lue par les auteurs comme un choc exogène auquel les différentes institutions concernées ont répondu par des stratégies diversifiées, mais qui ne modifient pas fondamentalement la donne.
Une ambivalence analogue se retrouve dans les stratégies collectives de promotion des femmes cadres dont Isabel Boni-Le Goff traite dans son article. Analysant les discours et le répertoire d’actions des réseaux qui se mobilisent sur cette question, au sein des entreprises ou des associations d’anciens élèves notamment, elle montre ainsi que ces derniers ont développé jusqu’à présent une stratégie assez consensuelle qui évitent le conflit - comme le reflète un rejet assez partagé de la figure de la « suffragette » voire de l’étiquette de « féministe », qui consiste essentiellement à mettre en évidence l’existence du « plafond de verre » sans oser réellement revendiquer des mesures contraignantes, faute de parvenir à réellement retourner le « stigmate » qui affublent encore ces salariées particulières et qui ont d’une certaine manière en partie intériorisé celui-ci.
Gilles Jeannot enfin étudie l’évolution des critères de sélection des directeurs régionaux des services techniques déconcentrés de l’Etat, en testant l’hypothèse de la montée du New Public Management défendue initialement par Christopher Hood. S’il met en évidence une redistribution de la hiérarchie des corps - qui tient cependant davantage à un délaissement de ces fonctions par les plus prestigieux-, et surtout les normes implicites en termes de rythme de carrières et de diversités des thématiques abordées pour se construire un profil de « généraliste », il constate que la « managérialisation » n’a pas encore réellement eu lieu dans la sélection, mais que la réforme de l’administration territoriale étatique amorcée en 2008 a de fortes chances d’accélérer ce mouvement.
Si ce dossier fournit indéniablement d’intéressantes données et clés d’interprétation, on peut cependant regretter la relative hétérogénéité des articles qui ne dialoguent pas réellement ensemble, ainsi qu’une approche majoritairement quantitative qui, si elle s’avère essentielle, gagnerait à s’accompagner de données concernant la « vision du monde » - et de leur situation en particulier - des « élites » dont il est question.