Par Igor Martinache
Peu d’objets sont a priori insaisissables par les sciences sociales. Les faits sociaux sont partout, et englobent les actes a priori les plus libres, tels que le suicide [1], ou le choix du prénom [2]. Au-delà même des relations humaines, de plus en plus de chercheurs se proposent d’analyser les rapports entre l’humain et son environnement [3]. Et pourtant, il reste un irréductible objet qui résiste encore à l’envahisseur sociologue : les chercheurs en sciences sociales eux-mêmes ! Rares sont en effet les travaux consacrés à une réflexion - au double-sens du terme- sur le milieu académique. Pierre Bourdieu s’était certes attelé à ouvrir la boîte noire de l’Université il y a plus de vingt ans [4], tandis que plus récemment, Régine Bercot et Alexandre Mathieu-Fritz se sont -entre autres- penché sur l’image sociale du métier de sociologue [5]. Ce déplacement du questionnement en deux décennies n’est pas tout à fait anodin, mais renvoie à la place grandissante d’un nouvel acteur dans la sphère des sciences sociales : le journalisme. A tel point qu’il semble difficile aujourd’hui de parler d’un « champ académique » au sens bourdieusien du concept, et qu’il vaudrait mieux parler d’ « espace » pour souligner l’imparfaite autonomie de ce dernier [6], de même qu’il semble impossible aujourd’hui de penser l’action publique indépendamment de la communication [7]. Autrement dit, les chercheuses et chercheurs en sciences sociales ne peuvent plus aujourd’hui totalement se désintéresser de l’activité médiatique, pour le meilleur et pour le pire. En témoigne l’impossible neutralité dont elles et ils témoignent à l’égard du traitement journalistique de leurs objets.
C’est précisément à ce rapport entre chercheurs et sphère médiatique dans le cas français qu’est consacrée cet ouvrage de Caroline Lensing-Hebben, lui-même tiré d’un mémoire de Master 2 réalisé en 2006 à l’Institut d’études politiques de Paris [8]. C’est plus précisément les perceptions des chercheurs que l’auteure a cherché à recueillir pour éclairer cette « exploitation » réciproque. Elle a ainsi réalisé 26 entretiens avec des chercheurs de diverses disciplines des sciences humaines et sociales jouissant d’une forte visibilité médiatique, ainsi que 8 autres avec des chercheurs se tenant- ou tenus ?- à l’écart des micros et caméras, malgré une forte notoriété académique. Faute d’être représentatif [9], ce travail a une prétention avant tout exploratoire, mais livre malgré tout quelques pistes éclairantes.
Avant de s’intéresser aux représentations des intéressés, Caroline Lensing-Hebben s’intéresse aux conditions d’entrée des chercheurs dans le « jeu » médiatique. Sans surprise, celles-ci sont multiples : importe ainsi en premier lieu l’ « actualité » du sujet d’études du chercheur. L’exemple de Gilles Kepel, propulsé sur le devant de la scène par les attentats terroristes de 1995. Mais dans ce cas comme dans les autres, la proximité des thèses de l’auteur avec la « doxa » médiatique (autrement dit le fait qu’il partage leur « vision du monde ») ainsi que leur caractère « policé » semble non moins importantes pour expliquer la consécration médiatique d’un chercheur [10]. Les chercheurs peuvent cependant eux-mêmes construire l’attractivité médiatique de leurs recherches. C’est ce que montre l’exemple des politologues, qui à la suite de René Rémond, sont parvenus à imposer progressivement la « science » des sondages électoraux [11]. De même, l’appartenance institutionnelle n’est elle non plus pas sans influence : ainsi, Sciences-po Paris a-t-elle précocement promu la médiatisation de ses chercheurs en se dotant d’un service de presse, flairant sans doute les retombées que celle-ci pourrait avoir pour l’école [12]. Enfin, devenir un « bon client » des journalistes implique aussi tout bonnement de répondre favorablement à leurs sollicitations, qui peuvent s’avérer très fréquentes.
L’auteure s’emploie ensuite à déconstruire cette catégorie d’« expert » qui s’est faite une place à part entière sur les ondes. Car cette étiquette [13]cache une pluralité de fonctions et de postures de la part de ceux qu’elle désigne. Gage d’objectivité et de vérité, mais aussi source de « valeur ajoutée » qui permet de se démarquer des concurrents [14] pour les médias qui ont recours à leurs services, son succès révèle également les évolutions profondes de la profession journalistique : la perte de compétences et le diktat de l’urgence. La première étant étroitement liée à une déspécialisation aboutit à ce que les journalistes téléphonent régulièrement les universitaires pour qu’ils les "recadrent", mais aussi parfois pour poser de simples questions factuelles. Michel Winock raconte ainsi avoir déjà été appelé afin de connaître la date de naissance de Napoléon... Bref, reste qu’en rassurant de cette manière les journalistes, les chercheurs cultivent une réelle dépendance à leur égard. Reste que nombre d’entre eux dénient cette qualité d’« experts » - synonyme notamment de spécialisation- en l’opposant à la figure spécifiquement française d’ « intellectuels » par laquelle ils préfèrent justifier leur intervention dans les médias. Quoiqu’il en soit, un constat s’impose : le mélange des légitimités -chercheur, citoyen- reste un problème constant.
Autre manière de justifier sa médiatisation : la vulgarisation des travaux scientifiques. A ne pas confondre avec la diffusion dont elle n’est qu’une des trois modalités - avec la divulgation et la propagation. Il s’agit donc de présenter ses résultats de manière simplifiée, afin de les rendre accessibles au plus grand nombre. Une démarche qui fait l’objet d’une demande de plus en plus pressante de la part des journalistes - notamment depuis un colloque de 1969, à Nice, où ces derniers ont demandé la création de services de presse au sein des instituts de recherche-, mais aussi d’une suspicion plus ancienne encore de la part des chercheurs. En 1992, Daniel Kunth a ainsi rédigé un rapport sur la question commandité par le CNRS qui pointait notamment bien la contradiction au sein de cette institution entre un encouragement affiché auprès de ses membres à vulgariser leurs travaux et l’absence dans les faits « d’une vraie politique de culture scientifique » (p.129). Cependant, si les cultures médiatique et scientifique se sont longtemps tourné le dos, force est d’admettre qu’un rapprochement progressif est à l’œuvre depuis une quarantaine d’années.
Le rapport aux médias des chercheurs doit cependant à ce stade être examiné plus en détail : les chercheurs ne sont tout d’abord pas considérés de manière indistincte par les journalistes ou animateurs, eux-mêmes empêtrés dans leurs contradictions. « Il est difficile d’imposer le spécialiste que l’on sait compétent s’il n’est pas médiatisé » résume un journaliste du Figaro. Et cette logique est de plus en plus prégnante à mesure qu’on se rapproche du centre du « feu de camp » médiatique pour emprunter la métaphore de Maurice Halbwachs. Comme pour les femmes et hommes politiques, « les grandes émissions ne consacrent que les consacrés » (p.129). Les médias eux-mêmes sont envisagés différemment par les chercheurs, et la télévision qui capte la plus grande audience, est aussi celle qui est envisagée avec le plus de méfiance. L’essai virulent que Pierre Bourdieu avait consacré à ce média sert ainsi de référence à bien des chercheurs pour critiquer l’impossibilité structurelle qu’il y aurait à y instaurer un réel débat [15]. De même, intervenir sur telle ou telle chaîne n’est pas anodin, tout comme l’émission dans laquelle la chercheuse ou le chercheur se produira. Seule France Culture semble en fait trouver grâce aux yeux de la communauté scientifique, mais force est de reconnaître que la station de radio publique ne touche guère le « grand public ». Malgré ces fortes contraintes structurelles, de nombreux chercheurs acceptent malgré tout de répondre aux sollicitations, mais là encore, différents modes d’intervention sont à distinguer. Ceux-ci dépendent notamment du « marché » auquel s’adresse l’intellectuel producteur de discours scientifique, selon l’auteure, qui reprend la tripartition établie par François Bourricaud étayée par Raymond Boudon (p.173-176), allant d’un « marché de type I » où le « produit » du chercheur n’est soumis qu’aux regards de ses pairs, à un « marché de type III », bien plus élargi, où ceux-ci n’ont pas explicitement leur mot à dire, chacun comportant ses modes d’évaluation et de rémunération propres. Enfin, il ne faut pas négliger les effets en retour que la médiatisation exerce sur le travail de recherche. Outre le coût en termes de temps, et peut également conduire la chercheuse ou le chercheur à partir en quête d’informations pour devancer la demande journalistique. Cela installe de ce fait littéralement son travail dans « une autre temporalité » (p.176). Elle exige enfin de celle ou celui-ci l’acquisition de compétences spécifiques dont tous n’ont pas forcément conscience. L’objectif commun mais inavoué des chercheurs, médiatisés ou non, est finalement la reconnaissance. Ainsi écrit l’auteure en établissant un parallèle intéressant avec un autre champ de la création, « aucun des producteurs d’idées n’est, au fond, indifférent à l’accueil du public. Mais à la différence de Verdi qui abandonna la composition dès qu’il eut l’impression que sa musique cessa de plaire, ils ne peuvent guère l’avouer puisque officiellement leur objectif n’est pas de plaire mais de créer du savoir » (p.177).
Il apparaît donc essentiel ici d’interroger les raisons invoquées par ces agents pour justifier leur "course à la médiatisation", malgré l’anathème que jettent sur eux nombre de leurs pairs et plus largement les risques que cela peut induire sur l’évolution de leur carrière scientifique - et ce, malgré l’encouragement officiel du CNRS à vulgariser. Différents registres sont invoqués : ouvrir le « petit monde » de la recherche et tenter ce faisant de créer un débat trop souvent absent au sein de cette communauté dans le contexte français ; enrichir le discours journalistique ; s’engager dans la vie de la cité, etc. Mais les rétributions symboliques - et même matérielles- sont souvent loin d’être négligeables, certains étant par exemple rémunérés via l’établissement d’un contrat de pigiste. Sont ainsi posées deux problématiques connexes : celle de la possibilité même du désintéressement, déjà largement traitée, entre autres, par Marcel Mauss [16] ou Pierre Bourdieu [17], et celle du travail dénié que constitue bel et bien l’intervention médiatique [18]. Au-delà des questions épistémologiques et des tensions entre fascination et destination, c’est la question peut-être plus profonde encore des transformations structurelles des deux professions en question - chercheur et journaliste -, et plus particulièrement de leur précarisation parallèle qui est posée en filigrane dans cet ouvrage. Caroline Lensing-Hebben la mentionne tout en reconnaissant n’avoir pas eu le temps de l’objectiver davantage. Et de la même manière, elle indique fréquemment les prolongements possibles de son travail. Des prolongements auxquels elle s’est sans doute depuis attaqués - il ne faut pas oublier en effet que cet ouvrage est le fruit d’un mémoire de Master 2 avec, là encore, toutes les contraintes, notamment en termes de temps, que cela implique [19]. Un de ces prolongements possibles mérite sans doute particulièrement d’être approfondi : il concerne le rapport des chercheurs et journalistes aux femmes et hommes politiques. Ces derniers constitueraient en effet d’une certaine manière le côté manquant de ce qui ressemblerait davantage à un triangle d’interdépendance, comme semble en témoigner leur recours croissant à des « experts », et surtout son affichage [20]. Il s’agit une fois encore pour lesdits responsables politiques de faire rejaillir sur leur action l’apparente neutralité du scientifique. Comme si cette dernière était devenue aujourd’hui l’une des principales ressources pour intervenir dans l’espace public. Si tel est bien le cas, la tension entre l’éthique de conviction du politique et l’éthique de responsabilité du savant est encore loin d’être résolue [21]...