Par Lucie Bony [1]
Cet ouvrage est le second à être publié dans la collection « Recherche et transformation sociale » qui encourage la production de recherches sur les questions sociales et culturelles contemporaines et qui œuvre pour leur valorisation dans le champ de l’intervention sociale. L’enquête restituée dans Les internés du ghetto s’inscrit donc dans un projet non seulement scientifique mais plus largement social et politique, visant d’une part à valoriser les organismes de formation et de recherche sur le travail social mais visant aussi à influencer la mise en œuvre des politiques publiques.
L’enquête restituée dans Les internés du ghetto repose sur un travail ethnographique ayant nécessité l’immersion de l’auteur sur une période de 18 mois dans un quartier d’habitat social de 12 000 habitants situé dans une ville moyenne du Sud-Ouest de la France. Evoquant la notion de « ghetto » dès le titre de l’ouvrage, Manuel Boucher se positionne en introduction dans le débat sur le transfert de ce concept et son application à la situation française. Il se distingue ainsi de Loïc Wacquant [2] ou encore de Jean-Marc Stébé et Hervé Marchal [3] qui réfutent la thèse selon laquelle les banlieues populaires françaises seraient en voie de ghettoïsation. Il s’inscrit donc à la suite de Didier Lapeyronnie [4] et définit son terrain d’étude comme un « ghetto », qui « résulte de l’addition de la ségrégation raciale, de la pauvreté et de la régulation sociale et politique, de l’isolement social et de rapports néocoloniaux » et qui est aussi « une réalité produite par le travail d’adaptation des habitants à leur isolement et aux conditions sociales, raciales et urbaines qui leur sont faites » (p. 18). Cet ouvrage se présente plus globalement comme un cas d’étude de ce que l’auteur appelle la « sociologie des turbulences », développée dans de précédents ouvrages [5] et visant à appréhender les phénomènes de violence, les désordres urbains et leur régulation dans les « quartiers impopulaires ».
Cette monographie repose sur une série de récits, restitués au plus près de leur mode de production. Manuel Boucher a en effet réalisé de nombreux entretiens individuels et collectifs mais a aussi mis en place des séances d’intervention sociologique [6] avec des parents, des acteurs éducatifs, des policiers et des jeunes. Il croise ainsi trois types de points de vue, formant chacun une partie de l’ouvrage.
La première partie approche la violence et le contrôle social du point de vue des « jeunes turbulents », appréhendé via l’expérience de galériens « révoltés », de rappeurs « débrouillards », de collégiens « agités » et de membres d’un « gang ». Ces jeunes, aux profils pourtant relativement différents (plus ou moins âgés, parfois encore scolarisés, plus ou moins « turbulents ») partagent un certain nombre de points de vue et d’expérience. Tous sont conscients de représenter des « figures de peur » et d’être traités comme tels. Face à cela, les logiques de résistance sont multiples : certains adoptent des stratégies de contre-stigmatisation (confrontations provocatrices, inciviles voire délinquantes), d’autres privilégient les pratiques sportives, ludiques ou culturelles. L’exemple de la pratique du rap, particulièrement développée, illustre finalement la « débrouillardise » dont doivent faire preuve ces jeunes pour gérer la discrimination et l’humiliation dont ils se sentent victimes au quotidien. Le rejet de la police, aussi bien symbolique que pratique, est aussi largement partagé. Il est toutefois intéressant de voir comment certains jeunes opèrent des distinctions entre les « sympas » et les « mauvais » policiers. Cette première partie a par ailleurs l’intérêt de décrire le continuum existant entre les expériences que les jeunes scolarisés font du collège et du quartier, ces espaces étant tous deux vécus comme des « territoires de répression ». Y transparaît aussi l’ambivalence de la perception du quartier, autant vécu comme espace sécurisant que comme un lieu d’enfermement.
La deuxième partie regroupe les récits de « pacificateurs indigènes » : un « grand frère », un animateur, un éducateur, des « parents volontaires ». Il s’agit ici de saisir le point de vue des « acteurs sociaux indigènes » amenés à incarner des « figures d’exemplarité » ou à exercer une « autorité naturelle » et à participer par là même à la régulation sociale locale. Les trois premiers récits relatent l’histoire de trois associations locales intervenant dans le champ de la culture et des loisirs, de l’animation sportive et de l’éducation. Les portraits des trois animateurs nous permettent tout d’abord de comprendre les logiques d’action sous-tendant leur engagement dans les associations du quartier dans lequel ils ont grandi. Leurs discours, critiques et plus politisés que ne pouvaient l’être ceux des « jeunes turbulents », mettent en lumière les enjeux de pouvoir structurant le champ associatif local (instrumentalisation par les pouvoir politiques et concurrences entre associations qui participent finalement au climat de tension et de violence du quartier) et décrivent la façon dont les acteurs publics de l’intervention sociale ont peu à peu délégué aux associations de proximité, de plus en plus précarisées, l’encadrement des adolescents du quartier. C’est une profonde amertume qui se dégage de ces trois témoignages : ces jeunes adultes estiment en effet ne pas être reconnus comme des intervenants sociaux à part entière et se savent suspectés par les autorités locales d’être des « agitateurs » plutôt que des « pacificateurs ». Dans ce contexte de déni de reconnaissance et de rapport conflictuel avec les représentants de l’ordre, ces « pacificateurs indigènes » se sentent donc solidaires des « jeunes turbulents ». Le dernier chapitre de cette partie est consacré aux « adultes relais » travaillant comme médiateurs interculturels, au sein ou en partenariat avec l’association de médiation interculturelle du quartier, elle-même mobilisée par les autorités préfectorales et policières. Les « mamans volontaires », avec lesquelles Manuel Boucher s’est longuement entretenu, évoquent ainsi les raisons de leur engagement, aux côtés des pouvoirs publics, dans la coproduction de la sécurité dans leur quartier : si les premiers propos recueillis font écho au discours institutionnel qui veut que leur action consiste à dénoncer les jeunes délinquants pour améliorer la vie quartier, il apparaît dans un second temps que la motivation première de leur engagement soit surtout la crainte des comportements policiers jugés injustes vis-à-vis de leurs enfants.
Enfin, omniprésents dans l’ensemble des témoignages des deux premières parties, le point de vue des « forces de sécurisation » est restitué dans la troisième partie de l’ouvrage qui relate les expériences d’un agent du renseignement, d’un agent de proximité, d’un lieutenant et d’une équipe de la brigade anti-criminalité (BAC). On constate, à la lecture de ces récits, qu’il existe non seulement plusieurs types de police (dont la présence s’est renforcée dans le quartier depuis les émeutes de 2005) mais aussi une pluralité d’expérience et de représentations des jeunes, du quartier et du climat qui y règne. Globalement, il semble que les policiers essentialisent les jeunes qui apparaissent à leurs yeux comme étant dans leur ensemble des délinquants potentiels. Cette « présomption de culpabilité » légitime ainsi la nécessité d’instaurer un rapport de force et par conséquent la logique de confrontation qui domine dans les relations établies avec les jeunes. Mis en perspective avec les propos tenus par les « jeunes turbulents », qui dépeignent les policiers comme une « bande adverse », ces discours rendent finalement compte de l’incompréhension et du gouffre qui séparent ces deux groupes d’acteurs. Les éléments tirés de la séance d’intervention sociologique qui a rassemblé des jeunes et des policiers de la BAC sont à ce titre particulièrement instructifs.
Les douze chapitres, qui composent les trois parties de cet ouvrage de quatre cent vingt et une pages, nous donnent finalement à voir la complexité et la diversité des modes de production et de régulation de la violence. Cette restitution en longueur des entretiens individuels et collectifs a pour grande qualité de rendre compte, dans la nuance et avec précision, des propos tenus par les différents protagonistes. Toutefois, c’est au lecteur, qui s’aidera des conclusions et des nombreux intertitres qui rendent possible une lecture thématique de l’ouvrage, de produire l’effort de synthèse afin de voir émerger les enjeux et les grandes oppositions qui structurent les divers témoignages. Parmi les thèmes transversaux, on peut citer : les enjeux de pouvoir, les concurrences et l’instrumentalisation politique du monde associatif ; le rôle des policiers, eux-mêmes « internés du ghetto », comme coproducteurs de la violence ; les expériences d’injustice, de mépris et de racisme des divers habitants ; l’ethnicisation des rapports sociaux, et notamment le rôle et l’enjeu politique que représentent les associations communautaires ; la variété des stratégies individuelles de gestion de la violence ; les analyses endogènes et les conséquences locales concrètes des émeutes de 2005 etc.
On saisit finalement, à la lecture de cet ouvrage, les modalités de renouvellement et la complexification du contrôle social, caractérisé par la participation de nombreux acteurs sociaux. Observant dans le quartier étudié une tendance à la création d’un espace « social-sécuritaire », Manuel Boucher en appelle, en conclusion, à une repolitisation des acteurs. Il recommande alors, à « ceux qui ont la charge d’animer et de pacifier ces territoires », la production d’espaces de conflictualisation, c’est à dire de « lieux de négociation et de médiation plutôt que de pacification et de répression » reposant sur une politique de la reconnaissance. La lecture de ce livre intéressera par conséquent aussi bien les étudiants ou chercheurs que les acteurs de terrain (travailleurs sociaux mais aussi habitants ou élus locaux) soucieux de saisir les enjeux sociaux et politiques caractéristiques de ces « cités impopulaires ».