Par Igor Martinache
Le 12 janvier dernier, Nicolas Sarkozy nommait Martin Hirsch haut-commissaire à la Jeunesse. Un geste d’une portée symbolique non négligeable, puisque cette responsabilité se voyait ainsi accolée aux solidarités actives, et non plus aux sports comme il était devenu traditionnellement le cas sous la Vème République. Une manière aussi pour le président de la République d’affirmer à cette classe d’âge qu’il comptait prendre en compte ses « problèmes ». Les mauvaises langues diraient cependant que ce geste n’est pas sans faire écho au « Je vous ai compris ! » lancé par le Général de Gaulle à Alger le 4 juin 1958, vues les réformes engagées dans le système éducatif ou la volonté du chef de l’État de réprimer la simple appartenance « consciente » à une « bande », mais là n’est pas le sujet. Reste à s’interroger d’abord sur ce qu’est la jeunesse. « Un mot » avait répondu Pierre Bourdieu dans un célèbre article [1] pour souligner l’hétérogénéité des conditions d’entrée dans l’âge adulte en fonction des milieux sociaux, mais Olivier Galland [2], spécialiste incontesté de cette classe d’âge, ne semble guère d’accord avec cette conception, déplorant en l’évoquant que « toute la société française a été et reste bourdieusienne sur cette question... » (p.152). Il ne nie certes pas l’hétérogénéité des trajectoires, bien renseignées par ailleurs [3], mais semble considérer que la communauté des problèmes auxquels tous feraient désormais face l’emporterait cependant sur les différences [4]. On notera cependant qu’il ne propose à aucun moment de définition de la jeunesse et notamment de délimitation de ses bornes, la question étant pourtant clairement problématique [5].
Dans un premier temps, Olivier Galland propose donc un diagnostic de ce malaise dont il souligne le caractère collectif et qui se traduit par un profond pessimisme. Il s’appuie pour cela sur plusieurs enquêtes quantitatives sur les valeurs individuelles, et d’emblée souligne que cette crise de confiance particulièrement marquée en France n’est pas l’apanage des jeunes. Il rejoint de cette manière le diagnostic controversé des économistes Yann Algan et Pierre Cahuc [6] selon lesquels la France serait une « société de défiance » [7]. La question scolaire semble cependant occuper une place centrale dans un malaise qu’Olivier Galland traite de nouveau comme une spécificité juvénile [8], et plus particulièrement les tensions engendrées par la « massification » scolaire. Surinvestissement parental générateur d’une « insécurité affective profonde » pour les adolescents ou sentiment d’être « méprisés » ou « humiliés » dans les interactions avec le personnel éducatif constitueraient deux effets pervers majeurs de cette évolution structurelle de l’institution scolaire que l’on peut relever dans les textes de sociologie de l’éducation [9]. Pour Olivier Galland, les racines du malaise - qu’il objective également dans les conduites à risque genrées (violences « expressives » pour les garçons et dépression pouvant aller jusqu’à la tentative de suicide pour les filles)- sont à chercher plus profondément dans un défaut d’intégration sociale [10] de cette catégorie de la population. Celui-ci tient selon lui aux nouveaux atours de la culture juvénile qui, d’une « contre-culture » dans les années 1960, serait devenue une « sous-culture » consumériste. S’appuyant notamment sur les travaux de Dominique Pasquier [11], il décrit longuement cette dernière, qui serait également devenue davantage interclassiste, appuyée largement sur les nouvelles technologies de communication et sur une revendication d’irresponsabilité, et dont la principale source de prestige serait devenue le fait d’afficher la possession d’un réseau amical étoffé. Les pairs auraient succédé aux pères comme principal agent de socialisation, avec un rôle également plus important des industries qui ont constitué un véritable « marché de l’adolescence ». A partir notamment d’une enquête à laquelle il a participé à Aulnay-sous-Bois après les « émeutes » de novembre 2005, Olivier Galland note cependant la montée d’une certaine protestation au sein de la jeunesse, qui peut donc prendre des formes plus ou moins institutionnalisées selon les catégories sociales, mais se caractériserait surtout par une absence d’horizon concret et donc de réponse de la part des autorités [12].
Trois dimensions se conjugueraient finalement selon l’auteur : « discriminée économiquement, désocialisée culturellement, et sous-représentée politiquement, la jeunesse serait ainsi profondément coupée du reste de la société » (p.61). Le premier point se traduit par un inégal partage de la flexibilité de l’emploi à leur détriment - les jeunes, et plus spécifiquement les moins qualifiés, représentant « plus que jamais une variable d’ajustement de l’économie française » (p.62). Plus largement, c’est l’accession à l’indépendance qui semble devenu plus difficile, le marché de l’emploi, mais aussi celui du logement se révélant particulièrement « fermés » à cette catégorie de la population, et plus particulièrement à ceux qui ne peuvent bénéficier d’un appui familial en la matière. Olivier Galland pointe que si la cohabitation avec les parents tend donc à s’allonger, celle-ci est cependant permise par une plus grande compatibilité entre les valeurs des différentes générations, et en particulier un certain consensus sur l’importance de l’autonomie individuelle en matière de mœurs.
Olivier Galland insiste par ailleurs sur deux aspects dommageables de l’hypocrite « égalitarisme républicain » sur lequel s’appuie le système scolaire : l’excessive proportion d’élèves sortant de ce dernier sans qualification (près d’un cinquième d’une cohorte) et l’échec du système d’orientation, où serait privilégiée une approche « psychologisante » à la fourniture d’informations fiables et complètes. A partir d’une étude de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (D.E.P.P.) du Ministère de l’Education Nationale, Olivier Galland pointe également un sentiment important de découragement parmi les élèves, qui croît avec leur présence dans le système éducatif.
Une fois le diagnostic établi, la dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’exposé de remèdes qui devraient faire grincer pas mal de dents. Concernant le système éducatif, Olivier Galland conteste ainsi le diagnostic d’une insuffisance de ressources (notamment « humaines ») et plaide plutôt pour un meilleur redéploiement de celles-ci. Il s’agit surtout de corriger la césure principale qui passerait surtout entre « bons » et « moins bons » élèves et ses effets. Remarquant que l’« offre » éducative inégale tend à renforcer les inégalités liées à l’origine sociale, Olivier Galland plaide pour une meilleure prise en compte de la diversité des élèves [13], mais aussi une atténuation de la compétition scolaire et de son corolaire particulièrement marqué en France : la « fétichisation des diplômes ».
L’auteur insiste ensuite sur la question de l’insertion professionnelle et des défauts du système d’orientation. Il propose en la matière un certain nombre de pistes intéressantes, et invite en particulier à envisager désormais cette entrée dans la vie active comme un tatônnement que les pouvoirs publics devraient accompagner sur trois terrains indissociables : la continuité des revenus monétaires, l’accès au logement et celui à l’information. La comparaison avec la situation de pays voisins, en particulier en Europe du Nord, se révèle comme souvent féconde, et si l’ouvrage d’Olivier Galland se révèle très accessible au « grand public » auquel il se destine, on peut regretter cependant le caractère souvent trop général du propos et en particulier de ses imprécations finales, émaillées de dénonciations non argumentées proches du sens commun. L’auteur tend ainsi à caricaturer les positions de ceux qui n’iraient pas dans son sens, à commencer par une partie des jeunes eux-mêmes. Des opposants évidemment taxés de conservatisme suivant une vieille ficelle rhétorique [14]. Partisan d’une conception avant tout professionalisante du système éducatif et universitaire, que beaucoup contesteront, Olivier Galland a le mérite de présenter ses positions avec une certaine clarté. On est très tenté de le suivre quand il affirme que « la société française fonctionne comme une gigantesque machine à casser les destins » (p.148), mais le débat reste encore largement ouvert quand il s’agit d’identifier les rouages de celles-ci. On pourra en particulier se demander si le problème spécifique des jeunes n’est pas d’abord celui des nouveaux arrivants sur le marché du travail [15]. Car si toutes les dimensions sont certainement entremêlées dans le passage à l’âge adulte, comme y insiste l’auteur [16], on peut se demander malgré tout si la question de l’accès à un emploi stable ne constituerait pas une priorité, qu’une certaine focalisation sur les problèmes de "la" jeunesse tendrait à voiler [17]. Quoiqu’il en soit, sur ce rapport des jeunes à l’emploi semble s’imposer le constat énoncé par Robert Castel : "nous avons besoin de davantage de données précises et d’enquêtes sérieuses avant de trancher définitivement sur une question complexe pouvant comporter des dimensions contradictoires" [18].