Par Samuel Coavoux [1]
Le numéro de février de la revue Médiamorphoses s’est donné pour ambition de « prendre le risque de comprendre » les jeux vidéo, comme l’explique Geneviève Jacquinot-Delauny dans son éditorial. Elle remarque immédiatement que si, il y a quelques années encore, le débat académique autour de ces jeux était centré sur la menace, pour la jeunesse et pour la société, qu’ils pouvaient constituer [2], la situation est aujourd’hui bien différente. Les jeux vidéo « sont d’ores et déjà entrés dans l’histoire culturelle du XXIe siècle » ; ils sont devenus un « ‘bien’ culturel ». Cette légitimité nouvellement acquise, et encore fragile, a permis un renouveau du débat français. Le dossier, coordonné par Sebastien Genvo, se propose de rendre compte des recherches contemporaines, en France et à l’étranger, et dresse ainsi un panorama des interrogations des sciences humaines et sociales contemporaines.
Stephen Kline (« La fin de l’histoire et la tyrannie des algorithmes ») propose ainsi une réflexion critique, « un défi à la célébration dépourvue de sens critique de l’immersion ludique, que l’on trouve dans la culture vidéoludique ». Ce qu’il nomme, alors, « tyrannie des algorithmes », c’est ce moment où le jeu vidéo s’autodétruit et devient une « pure aliénation ». Mais la plus grande partie de son article est consacrée à une analyse des codes genrés des jeux vidéo. Car si leur pratique a été, avant tout, le fait d’hommes plutôt que de femmes, c’est parce qu’ils véhiculent les valeurs d‘une « masculinité militarisée » : jeux de tir, simulations, etc. Kline s’appuie alors sur le travail de David Grossman sur les soldats américains [3] pour évoquer les dangers de ces jeux de tirs qui, par « la répétition et la désensibilisation » (Grossman) entraîneraient les enfants à tuer.
Cette approche critique de l’idéologie des jeux vidéo est poursuivie par Olivier Mauco (« Les serious games, entreprise d’auto-légitimation »). Il s’intéresse aux serious games, ces jeux dont l’objet n’est pas simplement de divertir, mais aussi de délivrer un message sérieux. Mauco cherche à montrer l’ambigüité de ces jeux, qui se présentent comme des techniques d’information, et en tant que tel comme un médium dépolitisé, alors qu’ils sont en réalité des instruments idéologiques. Il s’agit donc de leur redonner, dans l’analyse, ce statut d’outils de communication politique ; plutôt que de serious games, écrit l’auteur, il faudrait parler de jeux vidéo politiques. Et les essais de typologies devraient moins s’appuyer sur les thèmes abordés dans ces jeux (social, environnemental, international...) que sur le statut de leurs producteurs. Ainsi, alors que les premiers political games furent le fait d’indépendants, les institutions sont aujourd’hui les principaux commanditaires de tels logiciels. Or, les discours différent grandement selon le producteur : quand les jeux indépendants contestent, les jeux institutionnels ont eux pour objet de promouvoir les politiques de l’institution, ainsi que de souligner les difficultés de l’action publique. « Les jeux politiques sont des constructions idéologiques, incarnant à l’écran les représentations du monde de et par leur mode de production industriel, imposant un système de règles ». Cette représentation du monde est celle d’une « scientifisation du social [4] » : « une situation politiquement conflictuelle sera modélisée en une problématique rationnelle de résolution systématique des problèmes. »
La contribution d’Alexis Blanchet (« Cinéma et jeux vidéo : trente ans de liaisons ») porte elle sur les liens entre l’industrie cinématographique et celle des jeux vidéo. Blanchet considère le secteur des jeux vidéo, selon le modèle de Kline, comme défini par trois circuits indépendants, culturel, technologique et marchand. Le développement des jeux vidéo est ainsi contemporain de la crise d’Hollywood, et de sa renaissance au milieu des années 70. Les industries culturelles connaissent alors une forte concentration, qui rapproche les producteurs de jeux et de films ; ainsi, le rachat d’Atari par Warner en 1976. Par ailleurs, les deux industries fonctionnent très tôt en interaction, utilisant les mêmes contenus : nombre de films sont adaptés en jeux vidéo, et l’inverse se produit également, quoique plus rarement. De plus, les deux industries en viennent rapidement à utiliser des technologies similaires, et à s’enrichir mutuellement, notamment en termes d’effets spéciaux. Blanchet évoque ainsi les échanges de personnels qui permettent de tels liens. Enfin, les jeux vidéo sont d’abord le fait de producteurs provenant de la contre-culture : cinéma de science fiction et d’horreur, littérature fantastique, et donc populaire, bandes dessinés, etc. L’auteur précise cependant que ces liens entre industrie cinématographique et industrie vidéoludique sont spécifique à la production occidentale, le jeu vidéo japonais ayant évolué de manière bien plus indépendante du cinéma.
Grégory Muira, conservateur des bibliothèques, propose une approche du patrimoine des jeux vidéo (« Les enjeux du travail de mémoire »). L’inscription au patrimoine de ce média est en effet encore très jeune, et elle bouleverse les pratiques traditionnelles de conservation, posant de nombreux problèmes aux institutions chargés de conserver la mémoire des jeux vidéo, depuis une loi de 1992, instituant le dépôt légal des documents multimédias. Ainsi, la rotation rapide des titres (en moyenne, quelques mois), et le manque de culture institutionnelle des maisons d’édition rendent difficile l’acquisition même des jeux, et demandent une grande réactivité de la part des conservateurs ; ils imposent également une politique volontaire d’acquisition des titres et des machines les plus anciennes, en passant si besoin est par les collectionneurs et les amateurs. Le catalogage et la description bibliographique sont tout aussi délicats, du fait de la multiplicité des créateurs et de l’inadaptation des langages documentaires actuels. Enfin, se pose la question de l’adéquation du jeu et de son matériel. Conserver un jeu impose de conserver également la machine sur lequel il fonctionne, console de jeu ou ordinateur. On peut également faire appel à l’émulation [5], qui facilite la conservation et permet de parer à l’obsolescence des machines ; mais cette solution ne saurait être optimale, car le jeu n’est pas un simple ensemble d’informations, mais aussi un objet physique, et que sa pratique n’est donc pas la même dans sa forme originale et dans sa forme émulée.
La deuxième partie du dossier comprend notamment trois articles consacrés à l’appropriation du jeu par ses joueurs. Ils prennent tous trois pour objet les jeux persistants [6] en ligne. Vincent Berry pointe ainsi l’importance de la participation des joueurs dans la conception même de ces jeux (« Une ‘cyberculture’ ludique, collaborative et paradoxale »). Il y a, soutient-il, une véritable co-construction collective de ces produits : les joueurs testent le jeu avant sa sortie officielle, certains, mêmes, se font animateurs en échange d’avantages dans le jeu, et sont ainsi chargés d’aider les autres joueurs ou de signaler les problèmes. Des communautés se créent rapidement, souvent encouragées par les éditeurs eux-mêmes, pour échanger autour du jeu. Ca n’est certes pas un phénomène radicalement nouveau : les cultures fans, par exemple, étaient déjà collaboratives. Mais les jeux en ligne le sont bien plus, car la participation ne s’arrête pas une fois le système mis en place, mais crée, au contraire, l’univers de jeu. Au point qu’un univers comme Second Life soit presque entièrement crée par ses usagers.
Ainsi, pour Maude Bonenfant (« Des espaces d’appropriation »), dans ces mondes virtuels, chaque joueur « devient créateur de sa propre expérience ludique ». Les jeux laissent aux joueurs un espace d’appropriation, plus ou moins large, à l’intérieur de leurs règles, espaces qui peuvent être investis de manière ludique, mais aussi dans une perspective sociale, politique, esthétique... Ils permettent ainsi le détournement des jeux, pour des usages non prévues. Or, cette appropriation nourri le jeu en retour ; ainsi, les producteurs intègrent souvent des créations de joueurs dans leurs jeux.
Patrick Schmoll, enfin, étudie la constitution d’une culture dans les jeux vidéo en ligne (« Communautés de joueurs et ‘mondes persistants’ »). Les concepteurs ne sont pas les seuls à faire le jeu ; celui-ci, au contraire, est le résultat d’une négociation avec les joueurs. Ceux-ci accordent d’ailleurs aux concepteurs une place paradoxale : ils les veulent assez engagés pour répondre rapidement aux problèmes, mais assez libéraux pour ne pas s’occuper de l’évolution culturelle du jeu. La communauté des joueurs se construit ainsi, en partie, contre les développeurs et leur conception du jeu.
Le dossier se termine par quelques réflexions plus théoriques sur l’appréhension du jeu vidéo. Gilles Brougère (« Jeux vidéo et mise en scène du jeu ») réfléchit ainsi sur les rapports du jeu vidéo au jeu. Il écrit contre Stéphane Natkin et sa thèse du jeu vidéo comme illusion, ensemble de règles simples rendues complexe par l’ignorance dans laquelle est tenu le joueur, et qui lui donne une illusion de liberté [7]. L’erreur de Natkin est de confondre jeu (play) et système de règle (game) ; « le jeu ne renvoie pas à l’’expression d’une liberté, mais à l’exercice d’une décision » écrit ainsi Brougère, qui s’attache alors à montrer que le jeu vidéo n’est pas séparé du jeu, mais qu’il en maximise, au contraire, tous les critères : illusion, imposition de la règle, exercice de la décision, frivolité et incertitude.
Sebastrien Genvo conclut alors le dossier en cherchant à concilier les approches narratologique et ludologique des jeux vidéo (« Réflexions ludologiques »). Ces jeux, en effet, s’inscrivent dans une double filiation, celle des arts de la représentation et de la narration d’une part, celle de la simulation d’autre part. La ludologie, telle que développée par Gonzalo Frasca [8], se veut une nouvelle discipline, rompant avec les approches traditionnelles de na narration. On ne peut étudier les jeux vidéo de la même manière que les autres médias. Il est au contraire nécessaire d’analyser ce qui fait la singularité des jeux, leur nature même, c’est-à-dire leur système de règles. Genvo oppose à cette conception la médiation ludico-narrative. Le jeu vidéo, écrit-il, n’est pas ludique en lui-même, dans ses règles. Il ne devient ludique que lorsqu’il est pratiqué ainsi. D’où l’importance d’une redéfinition du projet ludologique qui intégrerait les pratiques réelles du jeu.