Par Samuel Lézé [1]
Valérie Brunel est psychosociologue. Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat en sociologie clinique sous la direction de Vincent de Gaulejac (Paris VII). Son objectif est de comprendre le succès dans les années 90 du management qui intègre au monde de l’entreprise les techniques du « développement personnel » et du coaching tout en procédant à une « critique épistémologique et idéologique » (p.7).
De ce fait, l’étude prend place dans un débat, qui prend actuellement de l’ampleur, sur la santé mentale au travail touchant désormais toutes les catégories de professionnels, des ouvriers aux cadres [2]. Très schématiquement, l’un des enjeux, plus politique que psychiatrique, est de déterminer si la santé mentale des travailleurs est liée à la fragilité de certains d’entre eux (position favorable au patronat), ou bien si l’organisation actuelle du travail les fragilise (position favorable aux syndicats) [3]. Dans un cas, l’entreprise est développement personnel, « aventure » et il s’agit de mettre en place une prévention et donc une sélection des plus forts qui ont la « positive attitude », la compétence de gérer et développer le « bon » stress. Dans l’autre, il s’agit de développer une critique d’une phase du capitalisme qui « restructure » et « manage » au mépris de la santé des salariées.
À partir de manuels de management et d’un corpus de textes (1992-2002), l’auteur dégage la nouvelle éthique, et donc la nouvelle subjectivité, qui est valorisée par l’introduction paradoxale du « mouvement du potentiel humain » [4], issu de la contre-culture américaine, au monde de l’entreprise en réponse à l’évolution sociale (l’individualisme) et à la crise du taylorisme de la fin des années 70 : maturité, authenticité, flexibilité, efficacité en sont les principales valeurs. En rupture avec l’organisation du travail taylorien, l’entreprise se concentre désormais sur la conduite de « projets » ciblés, la gestion des « relations » déconflictualisées [5], la satisfaction du client exigeant des cadres une « remise en question » permanente de leurs compétences. Dans cette perspective, tout repose sur l’adaptation de l’individu qui devient dès lors le siège de coordination, tensions, contradictions, conflits, performances, et de... manipulations. Tout comme dans le monde sportif, le coaching vise à lever les obstacles intérieurs, renforcer le « mental » et augmenter ses performances.
La critique idéologique de ces textes de management et de ces techniques dont l’auteur dresse l’inventaire (de la PNL à là théorie de l’intelligence émotionnelle) emprunte largement au registre et au répertoire diffusé en France par la psychanalyse lacanienne qui tente de se distinguer de l’idéal freudien adaptatif (« aimer et travailler », accroître sa « maturité »), conformisme stigmatisé « d’américain » qui menace toujours d’être importé, alors que c’est une norme centrale du freudisme qui s’est accommodée de toutes les institutions de contrôle social de la PJJ à la pédiatrie, en passant par la psychiatrie. On retrouve donc dans le texte le système de jugement qui fait de la psychanalyse une instance souveraine, critique et complexe oeuvrant pour l’émancipation véritable, alors que les psychothérapies et ses représentants un peu attardés sont brocardés pour leurs simplifications ( l’effet « case »), l’absence d’esprit critique et leur collusion avec le pouvoir dominant ou le néolibéralisme triomphant : l’humanisme affectif, la quête de la maturité et l’utilitarisme favorisent donc l’aliénation et le risque principal est la dépolitisation des conflits sociaux [6]. Dans sa préface, l’auteur en appelle ainsi à une tradition universitaire « plus critique » et qui prend en considération les « conflits ».
Or, en appréhendant son objet « par le haut » (l’évolution des valeurs individualistes, la psychologisation, l’éthique véhiculée par les manuels, etc.) et « par le bas » (la partie III étant une étude de cas d’un cabinet de conseil international qui veut en partie illustrer les propos de l’auteur sur le pouvoir euphémisé du management individualisé [7]) la composition du texte révèle une « harmonie préétablie » entre ces deux échelles organisées autour de généralités [8], de truismes [9] et de lassantes répétitions qui dit combien l’auteur veut se montrer « critique ». Malheureusement, l’auteur ne reconstitue pas ce qui pourrait pourtant s’avérer essentiel pour comprendre le succès du développement personnel dans l’entreprise et, au-delà, du travail comme problème de santé mentale, favorisant le contrôle des employés ou, au contraire, les dotant d’un langage politique : la genèse et la structuration d’un marché de la formation professionnelle et de l’intervention psychologique sur les conditions de travail, de longues dates investies par les psychanalystes et les psychosociologues qui véhiculent et font commerce de leurs propres normes... C’est la rupture de cet équilibre favorable à un segment de ce champ qu’il serait tout à fait intéressant d’analyser pour comprendre aussi la défaite, peut-être provisoire, d’une conception de l’homme au travail.