Par Sofia Amândio [1]
Dans ce livre, Anne Both s’intéresse aux mécanismes qui contribuent à la fabrication et à la diffusion du discours managérial, démontrant la fécondité de l’ethnologie d’entreprise. Si la question de « l’autorité du discours managérial » est assez bien traitée en sociologie [2], l’anthropologue vient combler un vide sur la base d’un constat : ce sujet « n’a été que trop peu abordé par l’anthropologie ». Au-delà d’une simple approche descriptive, Anne Both se place aux côtés des sociologues (français) critiques du management [3], comme Jean-Pierre Le Goff [4] Michel Villette [5], Luc Boltanski et Ève Chiapello [6], disséquant un discours construit sur la « fascination pour le modèle japonais et son management par la qualité totale, les références vulgarisées à la psychologie, les cascades de typologies, les méthodes faciles et efficaces de manipulation et le ton messianique » qui démontre sa « remarquable capacité à s’imposer, se protéger et durer ».
Si les auteurs critiques du management semblent être d’accord sur « l’imposture » de cette idéologie, l’originalité de l’étude d’Anne Both est de l’interroger « Comment l’imposture peut-elle se prolonger si longtemps ? ». Dans le but d’examiner la « diffusion et [le] perpétuel renouvellement du discours managérial à travers ceux qui le tiennent ou participent de sa fabrication, comme à travers celui de ses destinataires », Anne Both s’appuie sur une combinaison de matériaux : une analyse de la littérature managériale et des documents qui contribuent à sa légitimité conjoncturelle [7] ; des entretiens menés auprès des professionnels de la profession ; et de l’observation dans une agence de communication.
Cet ouvrage est organisé en trois parties : I - « Aux origines du discours », II - « Paroles de managers », et III - « Une entreprise paradoxale ». Dans la première partie Anne Both tente d’appréhender ce qui fait le succès de ce discours. Tout d’abord, définissant « ce qui fait sa spécificité et la logique qui l’anime », puis, examinant de près la diffusion et la réception (apprentissage et intégration) de ce discours, par des professionnels du management (depuis les auteurs d’ouvrages de management, jusqu’aux consultants, et aux responsables qualité) qui en ont des perceptions très variées. Enfin, elle s’interroge sur le rôle de l’État dans l’incitation à la diffusion de ce discours. Bien qu’Anne Both observe un « décalage entre les principes du discours managérial et ses tentatives d’application concrète », elle se rend à l’évidence que celui-ci ne limite pas pour autant son succès étant donné que le discours du management est poussé par un contexte politique, commercial et normatif, qui lui accorde une « légitimité conjoncturelle ».
Dans la deuxième partie [8] l’enquête permet d’approfondir l’analyse de la diffusion du discours managérial. Une ethnographie étalée sur dix-sept mois dans une agence de communication (l’entreprise Pergola) permet d’apporter un nouvel éclairage sur les conditions dans lesquelles ce discours adulé par ses promoteurs pénètre dans les pratiques quotidiennes du travail, notamment dans des situations de représentations orales. Plus précisément, Anne Both examine comment s’y prend un directeur général de l’entreprise en question pour s’adresser aux salariés en utilisant le discours managérial : dans un espace hiérarchisé, quel accueil réservent à ce discours les salariés qui y sont subordonnés ? Dans la mesure où les salariés de cette entreprise manquent d’esprit critique, ce discours ne rencontre pas d’obstacles incontournables à sa diffusion.
A la deuxième partie qui reconstruit des pratiques en entreprise s’ajoute une troisième partie proposant l’analyse d’une autre façon qu’a ce discours de pénétrer dans l’entreprise : « la communication interne ». L’analyse d’une entreprise (Société d’Aménagement des Lacs) qui vient de mettre en place une nouvelle politique de communication permet de compléter la recherche menée sur Pergola, entreprise « spécialisée dans la fabrication de journaux internes d’entreprise ». Anne Both conclut sur la réalité d’un journal qui, produit sous le principe de la « clarté » et la « simplicité », visant « l’appartenance de chacun à un projet collectif », se présente en définitive comme un journal « paternaliste », « infantilisant », cherchant à établir une complicité avec les salariés en passant par la « séduction » et par la « conviction ».
L’ouvrage stimulant d’Anne Both met en évidence les limites d’une analyse de la production du discours du management en mettant en exergue les conditions de sa diffusion et de sa réception :à elle seule, cette analyse ne permet pas de rendre compte de l’impact de l’idéologie du management dans la réalité sociale des entreprises [9]. Ainsi, nous pouvons bien prendre la mesure du problème : Anne Both mène une critique radicale tout en replaçant ce discours dans ses vrais contours et limites : « la supposée suprématie du discours managérial (...) ne pourrait bien n’être qu’une illusion, qu’une mise en scène du pouvoir, admise par tous les acteurs de l’entreprise, alors qu’ils ne sont qu’une minorité à y participer ».