Par Igor Martinache
Quel est l’impact réel de la construction européenne sur les politiques sociales nationales ? La question, dont la réciproque est également à prendre en compte, est aussi complexe que polémique. Si les discours abondent pour défendre toute une palette de thèses sur cette question, peu d’analyses approfondies sont disponibles sur cette question. Celle que propose Maurizio Ferrera constitue à cet égard une référence nécessaire. L’ouvrage est en fait la traduction actualisée et adaptée au public français (augmentée notamment d’une préface de Bruno Palier) d’un ouvrage initialement paru en 2005 [1]. S’appuyant sur les travaux de Stein Rokkan et de Peter Flora (qui a réinterprété les écrits de ce dernier) sur la construction de l’Etat, et retravaillant également après Rokkan le fameux triptyque d’Albert Hirschman résumant les réactions possibles face au dysfonctionnement d’une organisation - « exit », « voice » et « loyalty » [2]- pour l’adapter à ce contexte, l’auteur propose une lecture originale de la formation des systèmes de protection sociale au sein des différents états européens.
Il décrit ainsi dans un premier temps la formation et la consolidation de l’ « État providence » [3] à partir de la fin du XIXe siècle, non sans remarquer le rôle décisif des droits sociaux dans le processus même de construction de l’État et de la nation. En s’appuyant donc sur la « carte conceptuelle » de Stein Rokkan - qui ne s’est cependant jamais directement penché sur l’État social-, Maurizio Ferrera pointe ainsi l’importance des frontières [4] dans la structuration de la citoyenneté. Autrement dit, pour Rokkan, les États-nations européens se sont formés par un long processus de « structuration circonscrite » - l’expression est de Ferrera- dans lequel l’accent est mis sur « l’interdépendance entre la fermeture externe d’un espace donné et sa différenciation interne » (p.49). En d’autres termes, pour que puissent être mis sur pieds les systèmes de protection sociale nationale, il apparaissait nécessaire de priver les citoyens concernés des options de défection, tout en renforçant ce que Rokkan qualifiait d’« infrastructure culturelle » (système éducatif, Églises, sectes, médias de masse, etc.) pour renforcer le loyalisme et en mettant en place des circuits permettant une prise de parle interne.
Or, si en la matière, chaque État européen a suivi une trajectoire propre dépendant de facteurs historiques profonds étroitement liés à la morphologie des clivages structurant (centre-périphérie, Église-État, monde rural-monde urbain, travailleurs-propriétaires, etc.), tous sont aujourd’hui confrontés avec l’intégration européenne à une déstructuration de ces constellations internes. Après avoir présenté son cadre théorique dans le premier chapitre, être revenu sur la construction des États-providence européens dans le second et sur les défis posés à la fermeture nationale liés à cette dernière, « devenue une composante incontournable de la stabilité et du bon fonctionnement des droits sociaux » (p.77) - défis à la fois interne avec la mise en place de régimes complémentaires, et externes, avec la construction communautaire, et en particulier la libre-circulation des travailleurs en son sein -dans le troisième chapitre, Maurizio Ferrera s’intéresse dans le quatrième à la remise en cause progressive de la « souveraineté sociale » des états membres, notamment depuis la "crise" économique des années 1970. Les arrêts de la Cour de Justice des Communautés Européennes ont en la matière joué un rôle décisif en érodant successivement le contrôle national des bénéficiaires de prestations sociales, le contrôle spatial de la consommation de ces dernières, l’exclusivité de la couverture au sein du territoire national, le contrôle de l’accès au statut de prestataires sociaux et le contrôle administratif au cas par cas (p.168-169).
Une autre dimension décisive de la construction européenne, moins souvent évoquée, contribue cependant également à ébranler cette structuration nationale des droits sociaux : la régionalisation. Encouragée par les programmes et fonds structurels de l’Union Européenne, cette dynamique s’accompagne notamment du développement d’un « régionalisme social » qui fait l’objet du cinquième chapitre. Analysant notamment le cas italien, Maurizio Ferrera met ce faisant en évidence une des dimensions expliquant le récent renouveau des revendications séparatistes à l’œuvre notamment dans ce dernier pays ou en Belgique.
La question qui se pose donc à présent est celle d’une restructuration de ces politiques tant au niveau national que communautaire. Cette question fait l’objet du sixième et dernier chapitre. Et tandis que pour l’heure, les attaques menées contre le « premier pilier », le système de base selon la terminologie de la Banque mondiale [5], ont pour l’heure échoué, et que la partie déjà marchandisée du « troisième pilier » fait l’objet d’un simple ajustement règlementaire, c’est selon l’auteur au niveau des régimes complémentaires -le « deuxième pilier »- que se pose la question d’une européanisation de la protection sociale. Après avoir tiré un premier bilan de cette évolution en cours, Maurizio Ferrera présente rapidement pour finir les différents scénarios pouvant advenir. Sans écarter le risque d’une « déstructuration nationale sans restructuration supranationale », il semble cependant penser plus probable la version optimiste d’une articulation vertueuse entre systèmes nationaux et européen, que la méthode ouverte de coordination (MOC) devrait permettre de mettre en œuvre [6]. Outre cette vision quelque peu « euro-optimiste » avec laquelle certains seront largement en désaccord, compte tenu des antécédents de ses architectes [7], on peut regretter que soient surtout traitées la question de la retraite et de la maladie, au détriment notamment du traitement du chômage. Reste qu’en mettant l’accent sur la formation de la citoyenneté et la fermeture -complexe- qu’elle implique, l’auteur pointe les contradictions au cœur de la construction de l’État social et de l’intégration européenne. Ajouté à l’effort de synthèse que l’auteur a réalisé, tant des principaux textes juridiques que des travaux de recherche sur cette question qui font de lui une vraie mine d’informations, il semble indéniable que cet ouvrage constitue une référence obligée en la matière. Et le fait que l’interprétation proposée ouvre la voie à un certain nombre de discussions ne constitue sans doute pas le moindre de ses intérêts.