Par Emmanuelle Zolesio [1]
Nathalie Lapeyre s’intéresse au cas particulier de trois professions libérales ayant connu récemment un mouvement de féminisation : les médecins (38% de femmes), les avocats (47%) et les architectes (17%). En étudiant les trois secteurs d’activité des professions libérales (santé, juridique, technique), elle entend aller au-delà de considérations purement économiques et professionnelles. Le but est plutôt de considérer comment les professions de médecins, d’avocats et d’architectes s’inscrivent dans une dynamique de changement social affectant les rapports hommes/femmes aussi bien dans le travail que dans la sphère privée. La démonstration articule trois niveaux d’analyse de la réalité sociale : macro (les sociétés occidentales), méso (les professions libérales), micro (les individus).
Si nos sociétés occidentales connaissent un mouvement de « démocratisation » des rapports sociaux de sexe, force est de constater au niveau méso-sociologique que la féminisation des professions libérales entraîne une redéfinition de l’« éthos professionnel » de l’exercice libéral, jusque là centré sur un contrat de genre spécifique (surinvestissement des hommes dans l’espace professionnel). La présence des femmes dans ces professions conduirait également à une inflexion des pratiques professionnelles des hommes comme des femmes. Le nouvel éthos professionnel des professions libérales étant un « éthos temporel », moins chronophage. Mais la féminisation n’est qu’un élément parmi d’autres de reconfiguration des pratiques professionnelles ; aussi l’arrivée des femmes ne correspond pas à une logique univoque de dévalorisation des professions établies. Au niveau micro, la centaine d’entretiens réalisés avec les professionnels (69 femmes, 29 hommes) permet de repérer comme les enquêtés se positionnent dans les trois pôles identitaires repérés : normatif, transitionnel, égalitaire. En conclusion est proposée une modélisation des pôles d’ajustement des relations de genre.
La démarche théorique adoptée est revendiquée comme « hybride », puisqu’elle entend penser conjointement le niveau stratégique et le niveau structurel (p.52). Nathalie Lapeyre passe en revue les différentes approches de la sociologie des groupes professionnels et se positionne très clairement par rapport à chacune d’entre elles, exposant ses dettes et ses critiques. Norbert Elias est largement convoqué par l’auteur : « L’apport de la sociologie configurationnelle, appliquée de manière inédite à l’étude des rapports sociaux de genre, nous a permis de proposer une vision dynamique et fondamentalement ouvert du champ de forces en présence au sein des professions libérales » (p.189). L’auteur conclue que l’analyse en termes de « configuration supérieure » et de « configuration locale » (spécifique aux professions libérales) a évité les écueils des modes de raisonnement situés seulement au niveau microsocial (p.189). Les approches sont en réalité complémentaires et on pourrait simplement regretter que les niveaux macro et surtout méso aient été privilégiés, au détriment du niveau micro qui parfois ne paraît mobilisé que de façon illustrative et avec peu de recul critique sur les dires des enquêtés. Mais c’est sans doute ce qui fait par ailleurs la qualité de l’analyse des groupes professionnels et des positionnements dans la configuration de genre.