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Les refusants. Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ?

Un ouvrage de Philippe Breton ( La Découverte, Coll. "Cahiers libres ", 2009)

publié le mercredi 3 mars 2010

Domaine : Sciences de l’information

Sujets : Violence

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Par Olivier Cléach [1]

Dans cet ouvrage, Philippe Breton, enseignant-chercheur en anthropologie à l’Université de Strasbourg, a pour ambition de traiter d’un objet qu’il désigne par un néologisme : la refusance. L’auteur se propose donc d’expliquer les actes de refusance et de dresser le portrait de ceux qui s’y livrent (les refusants.

La problématique de l’ouvrage s’organise autour de deux énigmes dialogiques : l’acceptation de tuer des personnes en grand nombre et le refus de le faire alors même que tous les éléments poussent à le faire (aller à l’encontre de sa nature). Pourquoi les refusants qui « logiquement » auraient dû devenir des exécuteurs, se livrer à des « crimes de masse » refusent-ils de passer à l’acte ? Pourquoi certains individus qui n’ont rien de psychopathes (des gens « ordinaires ») deviennent-ils des exécuteurs, tuant de leurs propres mains des civils (hommes et femmes de tout âge et enfants), alors même que d’autres qui pourtant suivent une trajectoire similaire refusent de le faire et « font un pas de côté » ?

Tout au long de l’ouvrage, P. Breton s’évertue à construire son objet de recherche : la refusance et les refusants. Objet à la fois original (il a été très peu traité) et difficile à appréhender du fait que la refusance, comme toute action de transgression, ne se donne pas à voir, souffre d’un déficit de visibilité, apparaît comme un sujet tabou, entouré de silence ; son examen nécessite donc une démarche particulière. Du point de vue des techniques d’enquête, l’auteur recourt essentiellement à des analyses documentaires de deuxième main (des témoignages, des archives et des travaux d’historiens) sur lesquelles il fonde ses interprétations. De plus, pour pallier la quasi-absence d’informations portant sur la refusance, l’invisibilité du phénomène (liée au fait que les refusants qui se veulent « discrets » et « non-prosélytes », n’ont que très rarement laissé d’explications quant à leur comportement, que les chercheurs ont davantage porté leur attention sur les victimes, les résistants, les exécuteurs, etc.), l’auteur propose de partir de l’étude de ceux qui sont passés aux actes (les exécuteurs, pour lesquels il existe un corpus conséquent) pour en déduire, a contrario, les motifs des refusants. En effet, dans ce corpus, à la marge, en filigrane, certains éléments permettent de mieux comprendre les actions de refus. Pour ce faire, l’auteur mobilise un certain nombre de « terrains » où la refusance est susceptible de s’observer, de situations où elle se fabrique : la mise en œuvre de la « solution finale » durant la Seconde Guerre mondiale (notamment l’activité des Einzatgruppens sur le front de l’Est), la guerre d’Algérie, le massacre de My Laï durant la guerre du Viêt-nam, le génocide Rwandais, les actes de terrorisme.

Selon l’auteur, trois dimensions cumulatives caractérisent cette notion de refusant :

- l’individu est impliqué directement dans une situation de crime de masse (génocide, meurtres collectifs, crimes de guerre, actes de barbarie, etc.), dont les victimes sont généralement des civils, des non-combattants ;
- cet individu est appelé à participer directement à des actes de meurtre collectif, mais, volontairement, prend la décision de ne pas le faire ;
- cet acte individuel de refus volontaire n’est pas un fait de résistance, car il ne s’appuie pas sur un système de croyances politiques, humanistes ou religieuses, sur une idéologie, sur une volonté de s’opposer. L’argumentaire des refusants pour expliquer leur choix est peu développé, lapidaire : « On ne fait pas cela à des gens ! ».

Le refusant est donc un exécuteur (avec lequel il partage le système de croyances, la culture, l’intention, les convictions) sur le papier, inachevé : dans son cas, l’intention (tuer un grand nombre d’individus) ne préside pas à l’action (refus de passer à l’acte, de s’impliquer dans l’horreur, dans le projet d’extermination). Alors qu’il a l’intention de le faire, il s’avère incapable, dans certaines situations, d’accomplir un acte que pourtant il approuve et qu’il aurait pu mener en toute impunité (au moins à court terme). Le comportement transgressif est double : d’un côté, le refusant adhère à un système criminel (tout comme les bourreaux) et, d’un autre côté, il enfreint les règles de son groupe d’appartenance (il ne participe pas à la mise en œuvre des activités criminelles, il est, aux yeux des exécuteurs, un traître) ; le refusant est donc, de ce point de vue, une double « anomalie ».

Malgré la précision du portrait ici dressé, toutes les interrogations ne semblent pas levées : Himmler, l’organisateur du judéocide, était-il un refusant ? Au regard des travaux et des témoignages, il est clair qu’il n’aurait pas pu tuer de ses mains des individus. De même, la refusance est-elle simplement un acte individuel ? Les refusants ne sont-ils pas encouragés par le fait que d’autres prennent une décision identique à la leur ?

Après avoir dressé le portrait du refusant, P. Breton s’applique à comprendre quels sont les « bonnes raisons », les « motifs » de la refusance, le « turning point » dans la trajectoire de certains exécuteurs potentiels.

Alors que le résistant et l’exécuteur sont mus par des systèmes idéologiques (fondés sur des raisons politiques, morales ou religieuses) qui s’opposent, mais qui permettent de comprendre leur engagement, il n’existe pas, selon l’auteur, un tel moteur explicatif de la refusance. Soumis à un même processus de socialisation, à une même acculturation à la violence, certains vont devenir des tueurs, d’autres, placés devant l’acte à accomplir directement, vont suivre une autre trajectoire. Cette « bifurcation », qui n’est pas un « changement d’univers » [2], peut s’expliquer par plusieurs raisons : d’abord le contexte, la situation, le niveau de contrainte (existe-t-il une échappatoire à l’obéissance, un système d’indulgence ?) : il ressort des travaux d’historiens [3]que les exécuteurs allemands avaient le choix de participer ou non à l’action, sans craindre des sanctions alors même qu’au Rwanda, c’était « tuer ou être tué » ; ensuite, l’incapacité physique (hématophobie) du refusant à passer à l’acte (absence de ressources), à dépasser l’interdit du meurtre ou le refus d’être impliqué dans un crime de masse, de guerre ou de continuer à l’être (et donc d’être étiqueté comme un criminel), et enfin, l’absence de convictions suffisamment fortes pour franchir le pas, etc. Selon P. Breton, deux critères permettent de comprendre les rôles de chacun : le degré d’incitation à tuer par des raisons fortes et le niveau de conscience de l’horreur de l’acte (dans cette perspective, le refusant est celui qui est faiblement incité à tuer et qui a une conscience vive de l’horreur de l’acte). Les raisons du refusant n’ont rien d’altruiste, d’humaniste, d’idéologique et ne relèvent pas non plus du registre de la vengeance. En effet, P. Breton, poursuivant une piste évoquée par A. Mayer [4], pose l’hypothèse que la construction d’une soif de vengeance, bien plus que la haine raciale, le simple devoir d’obéissance ou le goût pour la brutalité [5], explique en grande partie le comportement des exécuteurs (moteur pour l’action). A contrario, l’argument vindicatif n’est pas suffisant pour convaincre les refusants de passer à l’acte, ne fait pas sens. Ils ne se placent donc pas dans ce cadre d’action.

De l’ouvrage, la refusance apparaît comme une autre manière d’échapper au dilemme intérieur auquel tout exécuteur est confronté : d’un côté l’injonction morale et idéologique à tuer des non-combattants et de l’autre la commission d’actes inhumains hors normes, des horreurs. « Le refusant est donc celui qui, dans la balance de ce dilemme, n’a pas assez de “bonnes raisons” et n’adhère pas suffisamment à la “morale” des autres pour que ce terme l’emporte. Le refusant, dans cette perspective, reste quelqu’un qui n’est pas assez convaincu pour parvenir à dépasser sa répulsion à tuer. Les exécuteurs, eux, réussissent à la dominer » (p. 97).

L’ouvrage apporte des informations à la fois sur les exécuteurs et sur les refusants. Mais, le manque d’éléments concernant ces derniers crée parfois un déséquilibre entre la connaissance sur les exécuteurs et celle sur les refusants. Si les travaux de P. Breton permettent de lever un voile sur une figure peu étudiée, il aurait été intéressant de faire référence à d’autres figures comme celle du désobéissant (cf. par exemple, Pedretti M, La figure du désobéissant en politique, Paris, L’Harmattan, 2001 ou nos propres travaux de thèse [6]). De plus, même si l’auteur mobilise essentiellement des travaux portant sur les terrains qu’il étudie (sans toute fois nous dire clairement s’il a consulté des matériaux de première main), il aurait été intéressant de faire référence à quelques travaux de sociologie de la déviance qui auraient permis d’apporter des réponses aux motifs des passages à l’acte. Signalons, parmi l’ensemble des vertus de cet ouvrage, qu’un grand nombre de résultats exposés peuvent aisément se transposer dans d’autres contextes de domination (par exemple ceux de certaines entreprises) et qu’il donne envie de lire (ou de relire) un certain nombre d’ouvrages cités, mobilisés par l’auteur, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

NOTES

[1Sociologue, Groupe de Recherche en Sciences Sociales

[2L’exclusion du groupe d’appartenance est évitée en demandant par anticipation une autre affectation ou en endossant l’étiquette de « chiffe molle », de « lâche », de « petite nature ». Ce sont donc des moyens auxquels les refusants peuvent recourir afin de ne pas faire « le sale boulot » sans pour autant être exclus du groupe.

[3Cf. par exemple, Browning C., Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Tallandier, 1992/2007.

[4Mayer A., La « solution finale » dans l’histoire, Paris, La Découverte, 1990.

[5Qui sont plus de l’ordre des moyens que de celui des finalités.

[6Cléach O, La désobéissance dans une organisation d’ordre, Thèse de sociologie, Université Paris-Dauphine, mai 2007.

Note de la rédaction

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