Une vingtaine de revues de sciences humaines et sociales ont décidé de prendre l’initiative d’un appel à refuser l’établissement d’un "classement" des revues par l’AERES qui servirait de point d’appui à l’évaluation de la recherche. Agora publie ci-dessous le texte de cette prise de position.
Un débat très important agite, depuis 2008 au moins, la communauté internationale des
chercheurs. Il concerne les revues et les modalités de leur classement, de leur notation et de
leur évaluation. L’évaluation des revues n’est pas neuve (pensons par exemple au classement
proposé par le CNRS en 2004), et les chercheurs sont familiers de la logique de
hiérarchisation, plus ou moins formelle, qui sous-tend les pratiques scientifiques. Il nous
semble même normal, sensé et essentiel que soient mises en valeur et distinguées les revues
dont la qualité scientifique est reconnue par les professionnels de la recherche. Mais selon
quels critères et selon quelles modalités ? Aujourd’hui, il nous paraît urgent de faire connaître
notre position sur cette question, d’autant que la signification de la liste française de revues
établie par l’AERES (Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur)
s’est vue confortée par la réforme du statut de l’enseignant-chercheur promue par l’actuel
gouvernement.
Pourquoi ce projet de réforme, qui met les chercheurs dans la rue depuis bientôt deux mois,
s’inscrit-il dans le prolongement direct de la création de l’AERES et de son classement des
revues ? Parce qu’octroyer à l’AERES le monopole de l’évaluation des chercheurs consiste
tout simplement à faire des revues les supports privilégiés de la discrimination et de la
compétition entre chercheurs. Une fois la réforme adoptée, ces derniers seront jugés
uniquement sur le nombre de leurs publications et sur la note attribuée, par l’AERES, à la
revue dans laquelle ils auront publié. Pour le dire autrement, si un chercheur publie un texte
dans une excellente revue spécialisée, mais mal (voire pas du tout) classée par l’AERES ou
par son aîné l’ERIH (European Reference Index for the Humanities), il ne sera pas considéré
comme un « bon » chercheur, et verra son travail confiné aux tâches enseignantes et
administratives. Il n’aura donc plus l’occasion de mener à bien ses recherches et de les
publiciser.
Pourquoi cette réforme est-elle en totale inadéquation avec la manière dont fonctionnent nos
revues ? Même si elles reposent sur le principe de la sélection et de la critique constructives,
les revues en sciences humaines et sociales n’ont absolument pas vocation à noter les
chercheurs ! Elles produisent et transmettent un savoir. Qu’elles soient spécialisées,
généralistes, ou interdisciplinaires, leur objectif est d’informer la communauté scientifique, de
transmettre de nouveaux programmes de recherche, de poser des problèmes, de discuter des
méthodes, de stimuler les interprétations, et non de récompenser ou sanctionner les individus.
La logique comptable et compétitive de l’actuelle réforme met à mal, tout particulièrement, le
rôle des « comités de rédaction », qui travaillent en effet collectivement à l’élaboration d’une
ligne éditoriale, en fonction de laquelle les articles sont sélectionnés ou non pour la
publication. Les placer en position de faire le tri entre « bons » et « mauvais » chercheurs,
c’est introduire, dans leur travail, d’autres considérations que celles qui président à la ligne
éditoriale de la revue. Or les membres d’un comité de rédaction ne sauraient être réduits à la
fonction de froids administrateurs, fidèles aux critères de sélection dictés par la mode du
moment ou par une conception homogène et stagnante des définitions de la scientificité. Une
revue n’existe pas non plus sans le travail d’un comité de lecture dont l’avis consultatif ou le
pouvoir décisionnel sont absolument cruciaux. Il revient en effet au comité de lecture de juger
les articles répondant à l’appel à contributions lancé par une revue. Les choix de publication
qu’effectue un tel comité n’ont rien de neutre, et il n’y a donc aucune raison pour qu’il en
existe une forme unique et supérieure. Là encore, se joue l’identité d’une revue.
La course à la publication, le risque de discriminations injustifiées et de renforcement des
dissymétries, l’accumulation de critères de sélection mal ajustés aux situations spécifiques :
voilà ce que propose aujourd’hui le Ministère de la Recherche aux revues dont certaines sont
pourtant mondialement réputées pour leurs qualités scientifiques et l’originalité de leur ligne
éditoriale. Voulons-nous d’une classification arbitraire des revues ? Voulons-nous que les
revues soient instrumentalisées, pour ne plus devenir, en fin de compte, que les « chambres
d’enregistrement » des ambitions individuelles des chercheurs ? Non, car cette logique
compétitive et quantitative correspond mal aux temporalités de la recherche en sciences
humaines et sociales. Faire du terrain, aller aux archives, formuler de nouvelles hypothèses,
proposer des interprétations, écrire, et penser, tout cela prend du temps ! A l’inverse, être
condamné à publier à tout prix, n’importe où, n’importe quand, afin d’éviter la relégation dans
la catégorie « mauvais chercheur » est tout simplement incompatible avec les exigences d’un
travail de recherche honnête.
Les mutations actuelles de l’Université font peser un grand nombre d’incertitudes sur l’avenir
financier et matériel de la plupart des revues. Beaucoup d’entre elles étant liées à des
institutions, des laboratoires, des centres de recherche, amenés à être restructurés si l’AERES
et l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) en décident ainsi, elles risquent clairement leur
survie ! Il faudrait donc mener une réflexion digne de ce nom sur les modes de subvention des
revues. D’autant que dans le contexte d’un tarissement évident des abonnements de
bibliothèques et d’une baisse non moins évidente des ventes de sciences humaines et sociales
en librairie, les revues se retrouvent confrontées aux questions de la numérisation et de
l’édition électronique. En dépit de l’existence de portails comme Cairn et Revues.org pour la
mise en ligne des revues « vivantes », ou Persée pour les anciens numéros de revues, la
France accuse encore un certain retard dans le débat sur ces questions, faute de prise de
conscience politique sur le sujet. Et pour cause : le Ministère de la Recherche nous dit que la
revue va devenir le moyen central de l’évaluation des chercheurs, mais ne songe même pas à
ce qu’est réellement une revue de sciences humaines et sociales ! Il en ignore farouchement
les modes de fonctionnement, les usages, l’originalité éditoriale, les soutiens et modes de
financement. Ceci, finalement, n’étonnera guère, puisque force est de constater que le
gouvernement actuel veut engager à toute vitesse la réforme de la recherche, sans même avoir
pris le temps d’en connaître ni les acteurs ni les supports.
Nous exigeons que les revues ne soient pas transformées en instruments de contrôle des
chercheurs, et appelons donc à une suppression des listes de revues AERES, dans le
prolongement de la demande de moratoire du 9 février 2009 par les instances scientifiques du
CNRS. Nous demandons que soient préservées la pluralité, la diversité et les spécificités des
revues de recherche en sciences humaines et de sciences sociales.
Revues signataires
Actes de la recherche en sciences sociales, Annales du Midi, Champ Pénal, Clio. Histoire,
Femmes et Sociétés, Communication, Etudes Roussillonnaises. Revue d’Histoire et
d’archéologie Méditerranéennes, Genèses. Sciences sociales et histoire, Gérer et comprendre, Hérodote, Interrogations,
Journal des anthropologues, L’Homme, La Recherche en éducation. Revue électronique
internationale francophone, Le Temps des médias, Politix, Revue d’histoire du XIXe siècle,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, Revue du MAUSS, Revue Française de
Socio-Economie, Ruralia, Tracés. Revue de Sciences Humaines, Travail, genre et société,
Vingtième siècle. Revue d’histoire.
Vous pouvez retrouver la liste constamment mise à jour des revues signataires, et signer individuellement cet appel, à l’adresse suivante :