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Les ruses de la démocratie. Protester en Chine

Un ouvrage d’Isabelle Thireau et Hua Linshan (Seuil, coll. "L’histoire immédiate", 2010)

publié le jeudi 15 juillet 2010

Domaine : Sociologie

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Par Lilian Mathieu [1]

La Chine populaire s’est dotée, dès les toutes premières années du régime communiste, d’une administration spécifiquement destinée à recueillir, par courrier ou au guichet, les doléances et les protestations individuelles relatives à la vie publique. C’est à une étude de l’histoire et du fonctionnement de cette administration, celle dite « des lettres et visites », qu’est consacré cet ouvrage, dont l’intérêt pour la connaissance de la Chine moderne et contemporaine est important. Il montre tout d’abord, contre le vocabulaire simplificateur du « totalitarisme », non seulement que toute possibilité de protester n’a pas été annihilée par le régime communiste, y compris dans les périodes les plus autoritaires, mais que c’est lui qui l’a instaurée. Il apporte également un éclairage inédit sur les fluctuations politiques de la Chine puisque l’administration des lettres et visites a vu ses missions, son fonctionnement et ses usages fluctuer au rythme des transformations du régime. Il nourrit enfin une réflexion stimulante sur les formes et les modalités de la prise de parole, spécialement dans ses rapports à la publicité, et retrouve ce faisant des thématiques explorées depuis plusieurs années par Luc Boltanski ou Daniel Cefaï [2].

L’administration des lettres et visites a été instaurée par Mao Zedong en 1951, en premier lieu pour organiser et encadrer les adresses au Parti communiste. Ses objectifs sont pluriels : il s’agit pour le Parti de conserver et d’entretenir un lien direct avec le peuple, mais aussi de se tenir informé de ses sentiments et attentes afin de prévenir les désordres sociaux et de prendre les mesures politiques nécessaires, ainsi que de diffuser la propagande par son intermédiaire. Elle est un site de légitimation du pouvoir - qui atteste, en se posant à l’écoute du peuple, de son caractère démocratique - mais également une instance para-judiciaire puisque l’administration peut reconnaître des torts et entreprendre de les réparer. Pour autant, et précisément parce qu’elle est un lieu de réception de critiques adressées à la conduite de l’Etat, l’administration des lettres et visites restera longtemps une instance confidentielle et à faible audience. Quatre grandes catégories de doléances sont dès l’origine distinguées : les accusations et dénonciations (par exemple des exactions ou indélicatesses d’un cadre local), les appels de décisions juridiques, politiques ou administratives estimées injustes (une condamnation comme « réactionnaire », les suggestions et critiques à l’égard de la politique du Parti (notamment lors des aberrations économiques du « Grand bond en avant »), et les demandes d’assistance (fréquentes lors des périodes de disette). Si les lettres (que l’anonymat ne disqualifie pas) et visites individuelles sont tout d’abord prépondérantes, elles peuvent également, et elles le seront de manière croissante au fil du temps, être collectives.

Les formes et enjeux des doléances, on l’a dit, ont connu de nettes évolutions au fil des fluctuations politiques. Si les premières années, qui sont aussi celles de la mise en place du régime, voient prédominer les « récits d’amertume » (spécialement des critiques de la manière dont se mène la réforme agraire), les années 1956, 1962-63 et 1973 connaissent de fortes augmentations du nombre des doléances consécutives à des campagnes ou programmes politiques d’envergure, et surtout critiques de leurs conséquences. Si jusqu’en 1976 (année de la mort de Mao) les protestations se légitiment en recourant de manière privilégiée au vocabulaire de la lutte des classes, la période d’assouplissement politique qui suit voit son estompement. L’ère qui s’ouvre investit l’administration des lettres et visites d’une nouvelle mission : réhabiliter les victimes de la Révolution culturelle, et plus généralement de toutes les victimes de décisions politiques adoptées depuis 1949. Après 1982 et la clôture de cette phase de réhabilitations, l’administration des lettres et visites connaît un développement continu dont attesteront - mais que viendront aussi tenter de contrôler - les réformes de 1995 et 2005 qui en rationalisent et en publicisent le fonctionnement. Ce sont les rapports que ce service entretient au droit qui se trouvent alors placés au premier plan, les lettres et visites apparaissant comme une voie de recours accessible à ceux qui ne disposent pas de suffisamment de ressources juridiques ou dont l’affaire ne tombe pas directement sous le coup de la loi. Se révèlent également de manière croissante les ambiguïtés d’une administration qui a pour mission de corriger les carences ou erreurs de l’Etat mais dont le développement atteste involontairement de leur importance. En conséquence l’administration tente-t-elle, sans toujours y parvenir, de cantonner les doléances à un niveau strictement local et d’empêcher les protestataires d’accéder aux échelons supérieurs de recueil et de traitement des plaintes.

Outre de sensibles évolutions des formes d’interpellations de l’Etat et des motifs de plainte, deux processus conjoints connaissent une accélération dans la période récente. Le premier est la tendance des lettres et visites à adopter une forme collective, ainsi que leur entrée dans une logique d’action protestataire, s’accompagnant par exemple de grèves, d’occupations de terre ou de constitutions d’associations ou de « partis ». Le second est celui d’une publicisation croissante non seulement de l’administration elle-même - qui a largement quitté la confidentialité des origines - mais surtout des plaintes qui lui adressées, souvent également envoyées aux journaux et publiées sur internet. Ce sont donc les conditions et les modalités de constitution d’un espace public que l’ouvrage permet d’aborder ; cette constitution est certes encore largement incomplète et incertaine, elle n’en ouvre pas moins à un véritable exercice démocratique à l’intérieur d’un pays autoritaire.

NOTES

[1CNRS, GRS-ENS de Lyon

[2On est en revanche surpris que l’ouvrage ne fasse pas mention du livre de référence d’Albert Hirschman Défection et prise de parole (Paris, Fayard, 1995, traduction de Exit, Voice and Loyalty, 1970), d’autant que certains enjeux de la prise de parole (comme alerter une organisation sur la dégradation de ses prestations) sont clairement au cœur de l’administration des lettres et visites. Autre absence surprenante, celle de l’ouvrage de Michael Lipsky, Street Level Bureaucracy (Russel Sage, 1980) qui aurait éclairé l’observation des interactions dans les services de réception des plaintes

Note de la rédaction

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