Par Igor Martinache
Rien à voir avec le petit bijou filmique d’Henri-Georges Clouzot [1], où Yves Montand et Charles Vanel sont chargés de convoyer un chargement de nitroglycérine au Guatemala. Encore que. A force de mettre en avant les risques, les experts auto-proclamés de leur « gestion » contribuent grandement à alimenter le « sentiment d’insécurité » [2], si ce ne sont les phénomènes eux-mêmes qu’ils prétendent décrire. Une autre application de la notion de « prophétie auto-réalisatrice », dont on parle abondamment ces temps-ci au sujet des marchés financiers. A ce sujet, Frédéric Lebaron consacre justement l’éditorial de ce nouveau numéro de la revue « Savoir/Agir » à la crise actuelle. Et au rappel des faits déjà maintes fois entendu - encore que de toute évidence non assimilé par les décideurs-, il ajoute une analyse elle bien moins souvent entendue selon laquelle la crise de la finance mondiale actuelle servirait précisément une nouvelle radicalisation des élites économiques à leur profit. Le renforcement du pouvoir financier [3] qui a profité de l’occasion pour officialiser son assistance par l’État, tandis que dans le même temps le démantèlement des systèmes de protection sociale et de l’emploi a pu être accéléré sous le prétexte de la crise. Le récent discours de Nicolas Sarkozy devant certains patrons de PME annonçant son intention de tout miser sur l’« offre », en assumant de ce fait la fonction qui échoit normalement aux banques, est à cet égard révélateur [4]. Pour le résumer en un mot, on assiste à la substitution croissante de la protection du travail par celle du capital. Une formule aux accents marxistes, car justement c’est justement un texte peu connu de Karl Marx qui ouvre le dossier. Exhumé par Grégory Salle, celui-ci pointe les « bénéficiaires secondaires du crime », entendus comme tous ceux qui ont un intérêt plus ou moins direct à l’existence de ce phénomène [5]. Il s’agit évidemment de tous les professionnels de la police et de la justice, mais au-delà, le penseur allemand avance que la catégorie peut être étendue à l’ensemble de la société, si on considère toutes les avancées techniques et les créations imaginaires que celui-ci stimule. « Du moment où le mal n’existerait plus, la société serait condamnée au déclin, sinon à périr totalement » » conclut-il en citant Mandeville, faisant écho d’une certaine manière à l’analyse de Durkheim selon laquelle le crime est un phénomène « normal » d’un point de vue statistique, et qui plus est facteur de cohésion sociale.
Reste que parmi les « bénéficiaires secondaires du crime » certains sont plus égaux que d’autres. C’est le cas de certains « experts » auto-proclamés en plein essor : les consultants en « sécurité urbaine », qui, à l’image du très médiatisé -et controversé- Alain Bauer [6], qui monnayent autant leurs (onéreux) diagnostics aux collectivités territoriales et autres sociétés para-publiques que leurs carnets d’adresse, comme le rappelle Laurent Bonnelli dans son article [7]. Dans la même veine, les Risk managers ont aussi réussi à s’imposer au sein des grandes écoles de commerce et d’ingénieur, grâce à un discours amalgamant différentes formes de risque et érigeant cette notion en paradigme central pour analyser les sociétés contemporaines. Ce qui présente l’avantage non négligeable d’évacuer toute lecture en termes de classes sociales et d’inégalités, mais aussi de légitimer non sans paradoxe la casse des systèmes de protection sociale, comme l’explique Michel Daccache dans sa contribution.
Les médias ne sont pas en reste dans la consécration de ces nouveaux « prophètes » du risque, et les sociologues qui appartiennent à la « minorité visible » des experts médiatisés [8]. C’est ce que montre Julie Sedel en comparant les trajectoires de deux d’entre eux, Sebastian Roché et Laurent Mucchielli. Ceux-ci, explique-t-elle, sont en fait venus renforcer la structuration journalistique du débat suivant un axe allant du « pôle répressif » au « pôle compréhensif », en venant respectivement occuper les deux positions polaires prédéfinis. Reste que l’intervention médiatique n’en constitue pas moins un dilemme, comme l’analyse bien Gérard Mauger dans un entretien avec Jérôme Berthaut. Si une « pulsion civique » incite les chercheurs à participer au débat public, ceux-ci doivent bien être conscients des trois forces du champ dans lequel ils s’inscrivent - celle exercée par la commande publique, celle du jugement des pairs, et enfin donc celle qu’exercent les médias-, mais aussi des très fortes contraintes structurelles qu’induisent les formats médiatiques, mais aussi la doxa en vigueur au moment de l’intervention [9]. Moyennant quoi, il est possible de trouver certaines failles dans le dispositif - comme dans cette émission de C dans l’air où, selon son propre récit, Gérard Mauger s’est retrouvé tout à coup avec un boulevard de parole, car étant le seul invité ayant encore quelque chose à dire. Il ajoute que la solution au dilemme passe peut-être par la possibilité pour les chercheurs de négocier collectivement avec les médias des conditions d’intervention. Car la question est bien : « comment se faire entendre ? » « et non pas renoncer à se faire entendre, ce qui est un non-sens politique ». Et la déconstruction des « problèmes » politiques et sociaux, comme des clivages préétablis entre « droite » et « gauche » ou entre « théoriciens » et « praticiens » demande bien plus de temps et d’efforts que leur entretien.
Si cet entretien laisse entrevoir une lueur d’espoir, il n’en reste pas moins que l’essor des « marchands de peur » [10] n’est pas sans susciter une certaine inquiétude. Mais en la matière, on n’est plus à un paradoxe près...