Par Sandy Torres [1]
Voici donc la raison pour laquelle la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale demeure encore hors d’atteinte après des décennies d’efforts et de tentatives dans plusieurs pays : elle est maudite ! Sous ce clin d’oeil, les coordonnatrices de ce dossier essentiellement descriptif et éclectique énoncent le fil conducteur des cinq contributions qui présentent des avancées et obstacles en matière de conciliation travail-famille, sous l’angle de l’égalité de genre et avec une attention particulière aux changements survenus au tournant des années 2000.
Un fil conducteur qui relie des contributions aux échelles territoriales (France, Allemagne, Europe, États-Unis) et aux objets disparates. Les chercheuses à l’Institut national d’études démographiques (INED) Ariane Pailhé et Anne Solaz dressent un état des lieux fouillé et précis des arrangements qui ont cours en France depuis la moitié des années 2000. Dans la deuxième contribution, Danielle Boyer et Benoît Céroux de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) s’attardent sur les obstacles que rencontre la volonté de favoriser l’engagement parental et domestique des pères dans la politique familiale française. Ces deux chercheurs mettent en commun les résultats de leurs enquêtes respectives pour discuter de la définition sociale de la paternité. Une mise en commun où prédomine une vision normative qui tend à victimiser des pères prisonniers de la pression sociale.
L’économiste et coordonnatrice du dossier, Rachel Silvera apporte une troisième contribution centrale en élargissant l’état des lieux à l’Union européenne. Cette spécialiste des questions touchant à l’égalité professionnelle offre un panorama des mesures publiques dans plusieurs pays, données à l’appui, ainsi qu’un repérage des acteurs concernés et une synthèse, de son propre aveu simpliste, des modèles [2] européens d’articulation des temps sociaux. Entre le modèle nordique qui tend vers l’égalitarisme et où l’État joue un rôle majeur et les divers modèles « familialistes » où les solidarités familiales prédominent, comme dans la plupart des pays du Sud, se situent les modèles mixtes de l’Europe occidentale. Le cas de l’Allemagne fait l’objet d’une quatrième contribution. La sociologue Mechthild Veil étudie la réorientation de la politique familiale allemande au début des années 2000 et en détaille les principales réformes. Enfin, on apprend beaucoup de l’évolution des pratiques en entreprise aux États-Unis que trace la professeure de gestion Ariane Ollier-Malaterre en conclusion du dossier. Cette évolution porte plus précisément sur la conception que chercheurs et gestionnaires en ressources humaines se font des pratiques de conciliation mises en place par les employeurs américains depuis les années 1970, des work-family practices aux work-life practices et à la resilience.
Ce dossier qui fourmille d’informations à propos des mesures de conciliation existantes et de leurs utilisations pourra paraître un peu ardu. Son point de vue rétrospectif et centré sur les inégalités de genre enrichit cependant indéniablement le débat autour des difficultés à promouvoir et à atteindre un équilibre entre vie professionnelle et vie domestique.
Qu’est-ce qui rend donc la conciliation travail-famille maudite ? Tout d’abord, son expression même. Dans ce dossier, on reproche au mot conciliation sa connotation positive, qui passerait sous silence les renoncements impliqués. Concilier signifie « rendre harmonieux ce qui était très différent, contraire ». Cette définition dénote bien l’existence de tensions et la recherche d’un équilibre, mais suggère que celui-ci est atteint. Il est également reproché à ce terme de sous-entendre le genre féminin en entérinant le fait que la responsabilité de concilier incombe aux femmes. Nous concevons toutefois mal en quoi l’utilisation de mots plus neutres tels que articuler ou harmoniser change le fond de la question. Au fond, il importe de s’entendre sur sa signification. La conciliation travail-famille désigne les tensions entre vie professionnelle et vie domestique que vivent des personnes en emploi et les tentatives de les réduire par la recherche d’un équilibre entre ces deux sphères de la vie.
Si la conciliation est maudite, c’est surtout parce qu’elle apparaît comme une affaire de femmes, et semble condamnée à le rester en l’absence de changements majeurs. Les économistes et démographes Pailhé et Solaz en veulent pour preuve la persistance et même le creusement des inégalités en France, d’après l’enquête « Familles et employeurs » menée en 2004-2005 [3]. Sans surprise, la naissance des enfants influe sur les différences de trajectoires professionnelles des femmes et des hommes. L’enquête montre, entre autres, que la gestion des imprévus liés à la vie familiale revient le plus souvent aux travailleuses. Quant à la répartition des tâches domestiques, elle n’évolue que très lentement. Les pères s’impliquent certes un peu plus, mais toujours moins que les mères.
Les multiples données convergent vers le fait que la responsabilité de la conciliation pèse lourdement sur les épaules des femmes. Les chercheurs à la CNAF Boyer et Céroux signalent que peu d’hommes utilisent les mesures en faveur de la conciliation prises depuis 2000 en France. Même dans un système égalitaire de l’assurance parentale, comme en Suède, les hommes utilisent moins de jours de congé que les femmes et le font dans des conditions particulières (par exemple de faible activité) qui affectent moins leur activité professionnelle. L’économiste Silvera observe ce phénomène dans toute l’Europe, quels que soient la durée du congé parental et le niveau de rémunération retenus selon les pays. Malgré la diversité de l’offre européenne et certaines avancées, le congé parental [4] demeure très majoritairement pris par les femmes.
De même, le recours au travail à temps partiel concerne à plus de 80 % des femmes, surtout en Europe du Nord et de l’Ouest. Ce type d’emploi représentait 31,1 % de l’emploi féminin, contre 7,9 % de l’emploi masculin, dans l’Europe des 27, en 2008. C’est même plus de 40 % des femmes qui travaillent à temps partiel dans six pays européens (Belgique, Autriche, Allemagne, Suède, Royaume-Uni et Pays-Bas). Arrêtons-nous au cas des Pays-Bas où, avec le soutien des organisations féministes et syndicales, 75 % des femmes travaillent à temps partiel. C’est aussi un des pays européens où le taux d’emploi des femmes (plus de 70 %) est élevé. Le temps partiel a ainsi permis aux Hollandaises d’intégrer le marché du travail tout en maintenant leur investissement dans la vie familiale. Silvera cite toutefois les études qui mentionnent les effets négatifs du recours à cette forme de travail : salaires et retraites eux aussi partiels, horaires atypiques dans certains secteurs d’activité. De son côté, Ollier-Malaterre rapporte les études américaines qui ont dénoncé les carrières de second ordre que génère le recours au congé parental et au temps partiel.
Paradoxalement, plus on intervient en faveur de la conciliation travail-famille et plus on renforce ou crée des inégalités, entre les sexes mais aussi entre les secteurs d’activité ou les types d’emplois. Les bénéficiaires de mesures telles que le temps partiel ou le congé parental se trouvent pénalisés en termes de rémunération, de promotion et de statut. Et comme l’explique Ollier-Malaterre, si les mesures de conciliation proposées dans les entreprises américaines sont globalement faiblement utilisées, c’est parce qu’une grande partie du personnel salarié les considère comme pénalisantes. De surcroît, des chercheurs américains ont établi que les gestionnaires accordaient plus volontiers des temps partiels et des congés parentaux aux femmes qu’aux hommes. Ce constat est aussi fait en France où Pailhé et Solaz mentionnent une meilleure tolérance des entreprises à l’égard des sollicitations qui viennent des mères. On assiste donc à un traitement des demandes différencié selon le genre. Mais il faut aussi dire que les demandes émanent plus souvent des femmes. Dans leur enquête, les Français Boyer et Céroux signalent que les hommes réclament moins que les femmes des aménagements du temps de travail, notamment parce qu’ils anticipent leur refus.
Comment sortir de l’impasse ? Une refonte de l’organisation du travail fait l’unanimité pour réduire les disparités entre les femmes et les hommes et tendre vers leur égalité professionnelle. Certaines auteures préconisent également le développement de politiques publiques et l’engagement des hommes dans la sphère domestique. Aux yeux d’Ollier-Malaterre, la reformulation de la conciliation travail-famille de façon plus large et inclusive par la santé du personnel et sa résilience apparaît prometteuse. Plus précisément, l’approche par la résilience d’équipe explorée dans certaines entreprises vise l’épanouissement professionnel et personnel de toutes et tous, parents ou non, en misant sur une gestion collective de l’organisation du travail. Ce renouvellement lexical et conceptuel qui transcende les stéréotypes liés au genre comme à l’âge pourrait améliorer les pratiques en entreprise.
En Europe comme aux États-Unis, on serait donc encore loin de l’égalité professionnelle pourtant visée par les mesures favorisant la conciliation. La lecture de ce dossier pourra laisser perplexe : jusqu’à quel point les objectifs de la conciliation sont-ils compatibles avec ceux de l’égalité entre les femmes et les hommes ? La dilution de la conciliation travail-famille dans le lexique de la santé diluera-t-elle aussi les rapports sociaux de sexe ?...