Par Philippe Gillig [1]
Max Weber et le politique est un ouvrage collectif regroupant des spécialistes français et étrangers de Weber : sociologues, politologues, historiens, philosophes ont été mobilisés à travers 11 articles, répartis en 3 grandes parties : « Le politique à l’étude » ; « Connaissance et action » ; « Les rationalités du politique ». La perspective adoptée est clairement posée dès l’introduction par les co-directeurs de l’ouvrage : il ne s’agit pas « de brasser l’œuvre considérable du grand penseur allemand, mais de se pencher plus spécifiquement sur son apport quant à l’analyse du politique, de sa nature, de ses formes et de ses actes. » (p. 7).
Recueil d’articles portant sur des points précis de la pensée de Weber et des débats ultérieurs qu’ils ont suscités, il intéressera essentiellement les spécialistes de Weber. Mais il ne s’agit aucunement d’une entrée en matière pour des lecteurs qui chercheraient à en savoir un peu plus sur la pensée politique du grand sociologue allemand. En revanche pour ceux qui désirent approfondir la compréhension de tel concept politique wébérien (l’Etat, la démocratie, la domination, la rationalisation, etc.) ou de tel débat (Weber a-t-il préparé à l’avènement d’un Etat autoritaire ?), l’ouvrage leur est destiné. La bibliographie générale en fin d’ouvrage est bien fournie et intéressante.
La présentation sous forme de recueil a le mérite de proposer des analyses qui se complètent les unes les autres et s’éclairent mutuellement d’un regard renouvelé mais - et c’est là un travers courant des ouvrages collectifs - qui simultanément sont redondantes tout en manquant de systématicité. Dans la mesure où Weber a connu une activité politique intense (non seulement comme homme politique mais aussi au sein d’associations ou encore comme essayiste politique), et que les références au contexte historique et à son engagement sont constantes, l’absence de présentation liminaire claire de ce contexte rend la lecture ardue pour qui ne maîtrise pas parfaitement cette partie de l’histoire de l’Allemagne. Le principal écueil de ce livre est d’ailleurs de ne pas proposer (en fin d’ouvrage par exemple) d’éléments biographiques sur la vie de Weber, ni de chronologie rapide des principaux évènements politiques marquants de l’Allemagne de 1870 à la République de Weimar.
On objecterait à juste titre que le sens du premier article est justement de rappeler le contexte de l’époque dans la mesure où il se fixe pour but de préciser le rôle de la sociologie de l’Etat de Weber par rapport au processus de constitution de la science du politique en Allemagne du début du 20e siècle. On apprécie le rappel assez détaillé de l’évolution de la pensée de l’auteur, de ses centres d’intérêts, de la maturation de ses concepts voire de leur renouvellement, le tout relié aux mutations du contexte socio-politique de son temps. Néanmoins, cette contextualisation reste au final très rapide et pèche surtout par son caractère non systématique. Il faut en fait compléter ce point par la lecture de(s) l’article(s) suivant(s). Ces deux dernières remarques valent pour les 4 premiers articles (qui constituent la 1ère partie intitulée « Le politique à l’étude »).
La première partie est ainsi la moins claire et on lit avec soulagement l’article de Patrice Duran (qui entame la 2e partie du recueil) qui en un certain sens la « synthétise » de façon très claire. On y trouve en outre une mise en relation efficace entre les notions d’éthique de la responsabilité/conviction d’une part et d’action rationnelle en valeur/en finalité d’autre part (malgré un contre-sens sur la notion d’ « utilitarisme » confondue, comme souvent, avec « utilitaire » (cf. p. 81). Enfin, on notera le lien intéressant établi entre l’épistémologie « causaliste » de Weber qui fait droit à l’ « explication » et sa réflexion sur la responsabilité des hommes politiques (la science apparaissant comme un point d’appui pour que ces derniers puissent exercer leur responsabilité). Ceux désireux d’en savoir davantage sur les prises de positions libérales de l’auteur, sa conception de la démocratie et le débat inauguré par W. J. Mommsen sur ses tendances autoritaires voire sa responsabilité dans l’avènement du IIIe Reich liront avec profit les 2e et 3e articles qui se complètent utilement, ainsi que l’article d’Elizabeth Kauffman qui fournit de judicieux rappels historiques.
On notera par ailleurs de bonnes discussions sur les éventuelles filiations de pensée du sociologue allemand avec certains philosophes : avec Carl Schmitt sur la question de la tendance « césariste » de Weber (3e article), avec Nietzsche (9e article), et avec Foucault sur leurs positions nominalistes (10e article). Dans ce dernier article de Catherine Colliot-Thélène est à lire une analyse très nuancée et rigoureuse des liens qu’ils ont respectivement pu établir entre la rationalité économique et la rationalité juridico-politique, analyse qui conclut à une opposition plutôt qu’à un rapprochement des deux auteurs.
Hinnerk Bruhns nous emmène au cœur de l’engagement politique de Weber par le truchement d’une analyse fouillée de ses interventions dans les débats de l’époque au sein du Verein für Sozialpolitik, de l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. On apprend notamment que la notion de Wertfreiheit fut l’objet de controverses houleuses et combien Weber eut du mal à l’imposer. On y découvre également dans quelle mesure il a mis en pratique, tout au long de sa carrière, cette exigence de Wertfreiheit. L’article de Gilles Bastin développe un point peu connu et fort intéressant de la pensée de Weber, à savoir sa critique originale des media de masse (de la presse en particulier) et leur pouvoir « anonymisant » néfaste à la démocratie, le tout appuyé par de précieux rappels sur l’histoire de la presse. Une intéressante annexe, rédigée par la responsable de l’édition des cours magistraux de Weber aux universités de Fribourg et de Heidelberg (1894-1900) dans le cadre de la Max Weber-Gesamtausgabe, clôt l’ouvrage. Le chercheur en sciences sociales peut y découvrir pour ainsi dire « de l’intérieur » le chantier que représente l’édition intégrale des œuvres du sociologue allemand.
Au final, l’examen du penseur allemand que propose cet ouvrage est à la fois riche, critique (les auteurs n’hésitent pas à souligner les faiblesses de Weber le cas échéant) et fécond pour la réflexion sociologique actuelle (aussi bien politique qu’épistémologique d’ailleurs). Conformément à ce que les auteurs revendiquent, il dépasse effectivement la seule histoire de la pensée. Mais il aurait aussi pu être plus clair et sans doute mieux coordonné.